Un lecteur, Thomas (maudit soit-il) m’a demandé d’où nous tenions que le mot placebo avait été l’objet d’une erreur de traduction par (saint) Jérôme, dans notre article du Monde diplomatique. Et mon copain Nicolas Pinsault m’a laissé me débrouiller, le sicaire ! Alors voici l’histoire, telle que je la connais.
Jérôme de Stridon, (qui deviendra saint Jérôme) se fait choisir comme secrétaire du pape Damase 1er, et celui-ci lui demande de traduire la Bible en latin. Jérôme est un défenseur de la traduction depuis l’hébreu, mais la partie des Psaumes a déjà été traduite par la Vetus Latina en latin à partir du grec. C’est pour ça qu’il ne touche pas à l’erreur de traduction du 9e verset du psaume 116, dédié au culte des morts, « placebo Domino in regione vivorum » (« je plairais au Seigneur dans le royaume des vivants »). Or, selon Benjamin Jacobs, la phrase en hébreu « ethalech lifnei Hashem be’artzot hachaim » devrait être traduite par « je marche devant le Seigneur, au pays des vivants ». Moi je n’en sais rien, je n’entrave que pouic à l’hébreu. Jacobs, lui, l’écrit dans une lettre au Journal of the Royal Society of Medicine en mai 2000 (93(4):213–4), lettre qui est ici. Je vous la mets en téléchargement (attention c’est en anglais). Donc si l’histoire est vraie, et si cette traduction avait été bien faite, ethalech aurait été traduit par ambulo (je marche, en latin -> au futur, ambulabo). On parlerait alors peut être d’effet ambulabo, who knows ?
Maintenant, c’est malin, je suis pris d’un doute : mes restes de latin s’effilochant avec le vent comme un darchok tibétain, mais quand même :
- placebo, je plairai, ok,
- domino, datif de dominus, ok.
- dans le royaume des vivants, j’aurais mis un truc comme « in regione viventium ».
J’aimerais être sûr, vu le nombre de fois que je cite cette phrase de la Vulgate. Latinistes de tous les pays, surtout de la Latinerie, aidez-moi !
« Placebo Domino in regione vivorum. » (Psaume 114:9 de la Vulgate) signifie littéralement « Je plairai au Seigneur en le pays des vivant », tandis que la phrase originale en hébreu signifie quant à elle « Je marche [désormais] face à YWH, en la terre des vivants. » (Psaume 116:9 du texte massorétique). Il s’agit là d’un cas de mauvaise traduction de la Septante, repris par Jérôme de Stridon.
1000 mercis ! Puis-je vous demander pourquoi le numéro du psaume n’est pas le même dans le texte massorétique et dans la Vulgate ?
Il s’agit d’une mauvaise lecture des chiffres Romain je pense, il s’agit du psaume cxiv verset 9 (donc bien le 14)
hello Marina, en fait la numération est très fluctuante d’une version à l’autre – grand bazar parfois
Alors, pour revenir un peu sur la problématique de la bonne et de la mauvaise traduction, il faudrait avant toute chose tenir compte de l’historicité du texte et de l’évolution des langues entre l’original des Psaumes hébreux (qu’on date du Ve siècle ACN), de la traduction en grec dans la Septante (270 ACN) et de la traduction du grec au latin à l’époque de saint Jérôme (vers 400 PCN). Entre l’original et la Vulgate de saint Jérôme, il y a un millénaire et deux passages de traduction, mais aussi des évolutions linguistiques, surtout quand on tient compte du fait que l’hébreu est un ensemble de dialectes, non une langue standardisée comme pouvaient l’être (en partie !) le grec et le latin classiques. Ajoutons‑y le fait que les connaissances en linguistique diachronique n’étaient probablement pas ce qu’elles sont aujourd’hui, on voit qu’une potentielle source d’erreurs réside déjà dans un facteur indépendant des traducteurs et des textes. Il y a, ensuite, les questions d’interprétation, et la lettre fournie en source laisse entendre que la traduction proposée dans la Septante n’est pas erronée, mais plus littéraire et figurée que la traduction aujourd’hui répandue « je marcherai »/ »(de)ambulabo ». Enfin, et ce n’est probablement pas un facteur à négliger, il est aussi possible que les érudits grecs à l’origine de la Septante aient disposé de plusieurs sources dont une contenait déjà « je plairai » dans le texte hébreu, et qu’ils aient favorisé cette interprétation, car les traditions textuelles des textes anciens, copiés par des scribes ou transmis oralement, sont sujettes à des évolutions constantes dont certaines sont des corruptions. Tout ça pour dire qu’il n’est apparemment abusif de parler d’erreur de traduction à propos de « placebo » plutôt que « (de)ambulabo » pour ce verset des Psaumes, mais qu’il faudrait plutôt la qualifier d’innovation, et que son origine peut s’expliquer de diverses manières. L’on trouve ainsi plusieurs recherches sur les erreurs de traduction dans les textes bibliques, qui sont en effet fort nombreuses au fil des passages d’une langue à l’autre. Exemple ici : https://www.prnewswire.com/news-releases/bible-translation-errors-33-words-that-changed-the-old-testament-115886644.html
Passant à l’aspect étymologique de « placebo », je me demande jusqu’à quel point il peut s’agir d’un raccourci interprétatif : on trouve en effet, aussi bien en ancien et moyen français qu’en moyen anglais, « placebo » au sens de « flatterie » dans le langage courant, qui est effectivement un emprunt au latin possiblement lié au fait que le Psaume 116:9 est le début d’une prière pour les morts, mais pas forcément, étant donné que le latin est à l’époque la langue des savants et de l’administration. Il peut donc s’agir tout simplement d’une reprise, d’origine savante, d’un terme qui connaissait encore une diffusion au Moyen Âge et à la Renaissance (http://atilf.atilf.fr/scripts/dmfAAA.exe?LEM=placebo;XMODE=STELLa;FERMER;;AFFICHAGE=0;MENU=menu_dmf;;ISIS=isis_dmf2015.txt;MENU=menu_recherche_dictionnaire;OUVRIR_MENU=1;ONGLET=dmf2015;OO1=2;OO2=1;OO3=-1;s=s0f3904a0;LANGUE=FR ; si le lien ne marche pas, chercher « placebo » dans ce dictionnaire du moyen français, qui fournit les liens vers le Französische Etymologische Wörterbuch notamment). Par conséquent, et malgré l’erreur de traduction biblique, il est peut-être plus simple d’émettre l’hypothèse d’une origine simplement savante du terme placebo, issue de la pratique de médecins dont la langue d’études est avant tout le latin (et ce jusqu’au début du XIXe siècle au moins).
Enfin, pour la dernière question (en réponse au commentaire d’Un latiniste) : le canon biblique est quelque chose de récent, au Moyen Âge la numérotation et la subdivision des psaumes varie régulièrement d’un manuscrit à l’autre, d’une famille de manuscrits à l’autre ; son découpage actuel date du XVe siècle, donc bien après la Vulgate.
Voilà, j’espère avoir pu ajouter quelques éléments intéressants 🙂
Véronique Winand, c’est magnifique ! Déjà je corrige mon ambulo en ambulabo.
Une phrase m’échappe : « tout ça pour dire qu’il n’est apparemment abusif de parler d’erreur de traduction » -> il est abusif, donc ? (que je comprenne bien)
Dans ATLIF il y a un dictionnaire du Moyen français ? Je ne connais que le Trésor qui me semble couvre XIXe et XXe. Comment pourrait-on s’assurer que l’hypothèse d’une origine simplement savante est solide, et avez-vous, vous autres latinistes, des moyens de retrouver les 1ères occurrences d’un terme latin ? Grand merci à vous
Effectivement, il est abusif de parler d’erreur de traduction quand il est possible de trouver une interprétation qui justifie le choix du traducteur, surtout lorsqu’on a affaire à un traducteur qui travaillait il y a deux millénaires (donc qui disposait d’une autre compétence linguistique) et qu’on travaille nous-même en tant qu’experts disons « de second degré », n’ayant ni les compétences de ces traducteurs dans l’hébreu qu’ils connaissaient, ni dans leur langue maternelle (le grec).
Il y a effectivement un dictionnaire du Moyen Français dans l’ATILF, qui est le DMF et qui fournit souvent un bon point de départ pour les recherches sur la langue tardo-médiévale (disons, entre 1300 et 1500) ; ensuite, les informations sont à compléter par le recours au Dictionnaire Étymologique de l’Ancien Français (DEAF), au Französische Etymologische Wörterbuch et au dictionnaire de Tobler-Lommatzsch. Ici, le DMF fournit une information à mon sens très intéressante (mais je suis spécialiste de l’ancien et du moyen français plutôt que du latin), qui est que le mot « placebo » était diffusé dans la langue vernaculaire écrite au Moyen Âge, suffisamment pour être employé par antonomase pour désigner un flatteur dans un texte un peu savant, mais rédigé en français et destiné à un public noble (à savoir Modus et Ratio d’Henri de Ferrières, qui est un traité de chasse dont on conserve au moins une trentaine de manuscrits aujourd’hui, ce qui est beaucoup). Le terme n’a pas circulé qu’en français, au contraire, on le trouve aussi, avec la même signification de “flatterie”, en Middle English (https://quod.lib.umich.edu/m/middle-english-dictionary/dictionary/MED33545/track?counter=1&search_id=4572192), au point que Chaucer l’utilise également en guise d’antonomase. (La présence du même mot avec les mêmes acceptions dans les deux langues n’est pas une surprise, puisque non seulement le latin est la langue vernaculaire, mais en plus il y a eu la conquête de l’Angleterre par Guillaume le Conquérant qui a largement contribué à francophoniser l’Angleterre). Or, c’est en anglais qu’apparaît pour la première fois le terme « placebo » utilisé dans son acception médicale, au XVIIIe siècle. Ce sont ces éléments qui ont éveillé mes soupçons, à côté du fait qu’une récupération d’un début de prière « comme ça » par un médecin quelconque de l’époque des Lumières semble pour le moins incongrue, d’autant plus si le mot est diffusé ailleurs dans la langue courante et qu’il a un sens en latin (ici, ce serait « flatter »… non pas le médecin, mais le patient, tandis que le médecin serait le flatteur, en lui donnant une substance neutre qu’on fait passer pour un remède). Apparemment, un article a été consacré à la question par Shapiro (https://link.springer.com/article/10.1007/BF01564309) mais je n’y ai pas accès et je ne peux donc pas en évaluer la pertinence…
Pour ce qui est des attestations de “placebo” en latin, oui, il y a plusieurs moyens de les retrouver (dictionnaires étymologiques, thesaurus,…), mais le problème est que placebo est un mot tout à fait courant en latin classique, puisqu’il signifie tout simplement “je plairai”. Vous le retrouverez donc dans de très nombreux textes en tous genres, dans son acception originelle de forme fléchie du verbe placeo. Ici, la recherche étymologique risque fort de ne servir à rien, malheureusement… J’ai lu que dans l’article de De Craen et al. cité par Jacobs, il est affirmé que le mot apparaît pour la 1re fois au XIVe siècle, mais sa simple présence… dans la Vulgate rend cette affirmation erronée.
Pardon, emendatio : pour la 1re attestation du mot… au sens de « flatteur », effectivement, on la retrouve au XIIIe siècle dans la Liturgie pour désigner des pleureuses à l’Office des Morts (donc là où on chante les vêpres où figure la prière Placebo), dont les larmes sont évidemment feintes, d’où l’évolution sémantique du terme « placebo » de « je plairai » à « je flatte » et son emploi non comme verbe conjugué, mais comme nom commun et son emploi subséquent comme antonomase.
Merci de cette recherche, et des commentaires qu’elle a suscités, en particulier ceux de Véronique.
L’emploi du terme « erreur de traduction » me titillait, notamment après avoir lu le billet de Jeff Aronson ( https://www.ncbi.nlm.nih.gov/pmc/articles/PMC1115150/ ) qui est cité dans l’article du Monde Diplomatique (https://www.monvoisin.xyz/le-placebo-dans-tous-ses-etats-entretien-avec-nicolas-pinsault/ ) qui a éveillé ma curiosité. Aronson évoque, outre l’erreur de traduction, l’hypothèse d’un choix de traduction par Jérôme lié à la métrique du vers latin.
Voilà ma curiosité assouvie 🙂
Interpellée sur la question de la traduction de la Vulgate par une amie, je viens apporter quelques précisions. Jérôme a réalisé deux traductions des Psaumes, une sur la Septante, qui est longtemps resté le Psautier liturgique en usage et qui emploie en effet placebo, d’après la Septante, et une sur l’hébreu, par fidélité à son projet d’approcher le plus possible l’hebraica ueritas, c’est-à-dire le texte hébreu. La traduction sur l’hébreu est deambulabo coram Domino in terris viventium, où le verbe hébreu « marcher » est bien traduit par le latin signifiant « marcher ». Aujourd’hui, le Psautier sur la Septante n’est plus utilisé et, dès le milieu du Moyen Âge, les offices latins chantaient un autre texte que le verset cité par l’article du Monde Diplomatique. Quoi qu’il en soit, la traduction avec « placebo » ne résulte pas d’une erreur de traduction de Jérôme mais d’un choix traductologique conscient. De manière plus générale, quand une traduction de la Vulgate semble étrange, il vaut mieux éviter de raisonner en terme d’erreur de traduction et de se poser la question des raisons du choix de Jérôme. La bible hébraïque a fait l’objet d’un très grand soin de la part de Jérôme et la traduction du moine de Bethléem s’appuie probablement sur des sources que nous n’identifions pas toujours ou que nous ne connaissons pas. Plusieurs chercheurs étudient actuellement la manière dont Jérôme s’est appuyé sur l’exégèse rabbinique dont il a eu connaissance à Bethléem, exégèse qui pourrait être l’une des sources de certains traductions qui, dans les livres hébraïques, nous semblent décalées par rapport au texte original.
Grand merci à vous ! Donc si je devais résumer, tout converge vers une non-erreur de traduction, mais on ne sait pas pourquoi le terme a changé. De facto, nous avons pris trop au sérieux la lettre de Jacobs ?
Je note pour ma part (et j’en suis confus) que la réponse à ma question initiale (qui était de savoir quelle était votre source au sujet de cette « erreur » de traduction) était dans… l’article du monde diplo en question (note 1, et même le lien vers l’article d’Aronson ici en bas de page : https://www.monde-diplomatique.fr/2019/04/MONVOISIN/59744 ). J’espère que vous ne me maudissez que pour 77 et non 777 générations pour vous avoir fait perdre votre temps :-).
Ce n’était donc pas Jacobs mais Aronson 😉
Je souris en découvrant au passage que ce texte d’Aronson paru dans le BMJ ( https://www.ncbi.nlm.nih.gov/pmc/articles/PMC1115150/ ) avait suscité des réactions ( https://www.bmj.com/content/318/7185/716/rapid-responses ) tendant à rendre justice à Jérôme en rappelant qu’il n’avait pas produit une mais deux traductions des psaumes (il semble qu’il y en ait eu trois, d’ailleurs, une traduite de la vetus latina, dont l’original n’est pas conservé, une autre traduite de la septante et conservée dans la vulgate, et une traduite de l’hébreu). La traduction de la vulgate (celle du « placebo ») a repris le pari-pris de traduction de la septante, alors que la traduction depuis l’hébreu (qui a eu moins de succès dans la tradition liturgique qui conduit au « placebo ») était plus littérale (deambulabo coram Domino in terris viventium).
Si erreur il y a, ce n’est pas la faute de Jérôme, ce sont les grecs qui ont fait le coup 🙂