Une par­tie du groupe Asté­réo­ty­pie

L’an pas­sé, je suis tom­bé sur Asté­réo­ty­pie. Je ne savais abso­lu­ment rien de ce groupe, et mes mômes et moi, on tri­pait et on écou­tait régu­liè­re­ment, dans une sorte de trip punk post­mo­derne déjan­té, un peu comme on écou­te­rait du Bri­gitte Fon­taine ou du Thié­faine écla­té. « Mon chat a 44 ans », « Aucun mec ne res­semble à Brad Pitt dans la Drôme », etc.
Avant-hier le groupe pas­sait sur Gre­noble, au Caba­ret Frap­pé, et j’ai com­pris seule­ment devant la scène que nos chan­teurs chan­teuses avaient des ges­tuelles et des ges­tions de la parole que j’ai très bien connus chez un cer­tain nombre de potes de mon reuf, en éta­blis­se­ment spé­cia­li­sé, en Ins­ti­tut médi­co-édu­ca­tif, en ESAT. J’ai pigé seule­ment devant la scène que la moi­tié de ces artistes étaient neu­roa­ty­piques. Je vous passe le petit tour­billon émo­tion­nel qui m’a pris (mon frère est mort il y a bien­tôt six ans et il me manque), et j’ai enfin com­pris le jeu de mot du nom du groupe, il était temps.

De fait, devant la scène j’ai pris conscience de deux choses.

La pre­mière, c’est que depuis six ans, je vois infi­ni­ment moins de ces gens autistes, ou tor­dus, ou cabos­sés, ou de guin­gois. Où sont-ils donc ? Réponse : iels sont bien sou­vent « placé·es », et bien sou­vent à faire des jobs immondes comme mon frère qui se tapait des mois durant de la vis­se­rie pour IKEA – d’où une par­tie de mon dégoût pour cette marque j’en ai par­lé la semaine der­nière. Si ce n’est pas fait, lisez Thi­bault Petit, « Han­di­cap à vendre ». Sous-titré : « Res­te­riez-vous sept heures à trier des vis ? Eux, oui », tiré d’une vraie pub d’ESAT. Handicap à vendre, de Thibault Petit

La seconde, c’est que j’ai com­pris que ce groupe était à la mode. Je pour­rais m’en réjouir, oui, je pour­rais. Mais la per­plexi­té m’a gagné.

Vous connais­sez cer­tai­ne­ment des gens qui ne font pas grand-chose pour la misère dans leur propre quar­tier, mais qui dès qu’ils en ont l’occasion, lors d’un voyage, posent devant des cases sahé­liennes pous­sié­reuses, des enfants famé­liques, les trucs à la Bob Gel­dof*, les pho­tos très « san­glot de l’homme blanc » qui en sont tirées deve­nant ren­tables sur le mar­ché social. On appelle ça des slum­fies, des sel­fies où on se met en scène. Le cham­pion du monde pound for pound de la dis­ci­pline est sans conteste Ber­nard Hen­ri-Lévy.

BHL, cham­pion du slum­fie

J’ai vécu quelque chose d’assez simi­laire, une forme de han­di­wa­shing qui doit cer­tai­ne­ment por­ter un nom, mais je ne le connais pas, et que j’appellerais volon­tiers le « han­di­fie ». Ca s’est sou­vent pro­duit avec mon reuf. Quand il tra­ver­sait la France et venait me voir une fois ou deux par an, je sor­tais avec lui, et nombre de mes copains venaient, dans les bars, boire un coup avec lui. C’était chouette, du pur love bom­bing. Mais bizar­re­ment, le reste de l’année, dans sa soli­tude, exploi­té par son ESAT qui lui suçait sa petite force de tra­vail, les coups de fil déses­pé­rés qu’il pas­sait à ces copains tom­baient très sou­vent sur répon­deur (quelques rares ont tou­jours répon­du pré­sent, et eux ce sont mes amis pour la vie, eux-mêmes ils savent). J’en ai conclu ce Nos existences handis, de Zig Blanquerque les mou­ve­ments crip ou anti­va­li­distes ont com­pris depuis long­temps : que la per­sonne han­di n’est socia­le­ment fré­quen­table que lorsqu’elle est utile pour ser­vir de leçon de vie aux valides – lisez l’in­con­tour­nable Zig Blan­quer, “Nos exis­tences han­dies” chez Mons­tro­graph.

Alors ?

Eh bien je pense que j’ai de bonnes rai­sons de pen­ser qu’une pro­por­tion (laquelle ?) des gens (dont moi ?) viennent voir le concert d’avant-hier comme on allait jadis au freak show. Une sorte d’exotisme. D’ailleurs, connais­sant main­te­nant la neu­roa­ty­pi­ci­té de ces membres, si je devais retour­ner à un de leurs concerts, j’irais pour­quoi exac­te­ment ? Pour­quoi, et pour quoi ? Ma propre réponse n’est pas claire. Vous me direz, un peu de visi­bi­li­té, c’est déjà ça de pris, non ? Mais qu’est-ce que cette visi­bi­li­té va appor­ter à la com­mu­nau­té han­di ? Une fois j’ai enten­du Jean-Pierre Bacri citant Gui­try : « Je ne sache pas qu’un homme qui vient de voir L’A­vare soit plus géné­reux avec la dame du ves­tiaire. ». Et j’ai trop vu des voi­sins pleu­rer sur le Télé­thon, lar­mi­cher sur des films type Intou­chables, mais qui quand leurs enfants avaient leur anni­ver­saire, m’invitaient sans invi­ter mon frère. Lors d’une fête la semaine der­nière, il y avait un parent du quar­tier, j’étais éton­né de ne pas le connaître. La rai­son ? Il ne vient pas à l’école de sec­teur. Il a dû sco­la­ri­ser son môme dans une école pri­vée, car l’école (« mon » école !) lui avait fait des dif­fi­cul­tés avec son petit der­nier, tri­so­mique. Je ne l’avais même pas su. Y a‑t-il aux concerts d’Asté­réo­ty­pie  les gens des MDPH, les mai­sons dépar­te­men­tales des per­sonnes han­di­ca­pées, qui ne peuvent pas four­nir un·e auxi­liaire de vie en plus aux ins­tits ?  Ou les gens des Conseils Dépar­te­men­taux, ou de l’État, qui financent insuf­fi­sam­ment ces MDPH ? Et les riches qui font de l’é­va­sion fis­cale et donc appau­vrissent la Sécu­ri­té sociale, qui peut moins finan­cer les MDPH, donc moins d’auxi­liaires, et par consé­quent rend le tra­vail des ins­tits impos­sible ? Jacques Glé­nat, mon éva­dé local à moi (ici), Cédric Kla­pisch (oui oui), Gérard Mil­ler, etc., dansent-ils sur la chan­son de Sta­nis­las, d’Asté­réo­ty­pie ? « 20€ c’est la fille de 100$ (Elle est très jolie, je veux me marier avec elle Je veux aller au res­tau­rant avec elle Je ferais n’im­porte quoi pour elle ») ? Les parents d’élèves qui râlent parce qu’avoir un·e autiste dans la classe, ça retarde les autres dans leurs appren­tis­sages et ça fait l‘avion, ils étaient devant la scène ? Freak au spec­tacle, c’est bien. Mais dans les classes on sait pas bien faire, sur­tout sans moyens adé­quats. Et chez soi, on en veut pas, ça bave des fois sur les cous­sins.

Si aller à ce type de concert se tra­dui­sait par une atten­tion plus grande, et que chaque spec­ta­teur, chaque spec­ta­trice se deman­dait « tiens, qui est la per­sonne han­di la plus proche de chez moi, et y a‑t-il quelque chose que je peux faire pour lui faci­li­ter l’inclusion ? », là ok, ça m’irait bien. Mais ma crainte, c’est que le han­di ne soit une leçon de vie qu’au ciné­ma, sur scène ou tra­ver­sant la Manche sans bras, et que cette leçon s’évanouisse quand la lumière se ral­lume et que le concert s’arrête.

 

Pour aller plus loin :

  • « But I’m a crip, I’m a weir­dooooooooo », où je cause de la super cam­pagne des Déva­li­deuses

But I’m a crip, I’m a weir­dooooooooo

  • En mars j’ai mis des res­sources en ligne : « Vali­disme, han­di­cap – quelques res­sources »

Vali­disme, han­di­cap – quelques res­sources

* Pour en savoir plus sur Bob Gel­dof : j’en cause ici, à pro­pos de « We are the world », et le copain Rony Brau­man se l’emplafonne .

Pour­vu qu’ils ne salissent pas ma che­mise, ces sales mômes

 

5 réponses

  1. Annabelle dit :

    Bon­jour Richard. J’ai­me­rais juste rebon­dir sur la phrase « depuis six ans, je vois infi­ni­ment moins de ces gens autistes, ou tor­dus, ou cabos­sés, ou de guin­gois. Où sont-ils donc ? » J’ai­me­rais juste rap­pe­ler que l’au­tisme est un spectre et que bien des per­sonnes autistes ignorent elles-mêmes qu’elles le sont et attri­buent leurs éven­tuelles dif­fi­cul­tés quo­ti­diennes (que les autres ne per­çoivent pas for­cé­ment) à d’autres fac­teurs. Bien des per­sonnes autistes passent leur temps à com­pen­ser pour avoir l’air comme tout le monde et s’a­dap­ter au mieux à la vie en socié­té, mais sou­vent à un prix à payer en terme de fatigue qui est colos­sale, mais ça, elles seules le savent, et éven­tuel­le­ment les per­sonnes qui vivent avec dans leur foyer. Je suis prête à parier que par­mi tes étudiant/e/s, certain/e/s sont sur le spectre et s’i­gnorent.
    En ce qui concerne Asté­réo­ty­pie, si tu aimais trip­per sur leur musique avant de savoir qu’ils sont TSA, conti­nue à trip­per des­sus et à aller les voir en concert. Il y a plein d’ar­tistes très connus qui sont sur le spectre ou ont une neu­ro-diver­gence, et alors ?

    • On est bien d’ac­cord. Je trouve assez anor­mal (!) que les gens doivent com­pen­ser. Je connais des gens qui pensent qu’iels doivent cacher leurs dif­fi­cul­tés, et ça m’a­gace. Quant à aller, moi, voir ou revoir Asté­réo­ty­pie, ce n’es pas vrai­ment mon point : j’i­rai ‑tant que per­sonne ne se fait exploi­ter dans l’af­faire). C’est plu­tôt qui pro­gramme ça, pour quoi, si ces pro­gras ne servent que l’or­ga ou servent la cause han­di, et sur­tout, que le public n’i­ma­gine pas que c’est en se dan­di­nant devant un groupe comme ça que la situa­tion géné­rale han­di change par ailleurs. C’est ça, mon point
      je te salue Anna­belle !

      • Annabelle dit :

        Quand je parle de com­pen­ser, je pense aus­si (sur­tout?) à des situa­tions du type lors­qu’on fait son mar­ché, réus­sir à trier les infos qui arrivent quand on a des par­ti­cu­la­ri­tés sen­so­rielles => il faut réus­sir à par­ler à la per­sonne qui vend sur le stand, écou­ter sa réponse sans mélan­ger avec ce qui se dit entre les gens du stand à côté, avec des bruits de sacs en papier qui couvrent ça, l’é­ven­tuel cla­po­tis de l’eau qui remue dans la bou­teille d’eau qu’on traîne dans son sac, le vent qui souffle, les oiseux qui chantent, les moteurs de voi­ture, tout ça mélan­gé en une caco­pho­nie informe, ça demande une concen­tra­tion énorme pour cer­taines per­sonnes… Si en plus les ven­de­reuses veulent faire du small talk avec des blagues au milieu, il faut réus­sir à trier entre le pre­mier degré et le second degré… Ajoute à ça la sen­si­bi­li­té à la lumière et aux odeurs, après 5 minutes de courses, tu sors épui­sé… Pour les per­sonnes avec des ten­dances à la pro­so­pag­no­sie, il faut bien aus­si trou­ver des astuces pour com­pen­ser son inca­pa­ci­té à recon­naître les visages, ça demande aus­si des efforts de concen­tra­tion et de mémoire afin de mettre en place des stra­té­gies pour évi­ter de se retrou­ver dans des situa­tions extrê­me­ment déli­cates. Si le monde était ultra bien­veillant, il n’y aurait aucun besoin de cacher ses dif­fi­cul­tés, mais crois-bien que dire à cer­taines per­sonnes, « je ne peux pas res­ter ici, il y a trop de bruit, de lumière, d’o­deurs », au mieux, les gens arrêtent de t’in­vi­ter à faire des trucs avec eux, au pire, tu as droit à des remon­trances comme quoi tu fais zéro effort, que t’es invi­vable, mal élevé(e) et égo­cen­trique. Donc, ouais, quand on veut conti­nuer à avoir un mini­mum de sem­blant de vie sociale et ne pas se retrou­ver 100% sur la touche, on ne parle pas de ses dif­fi­cul­tés…

        • Pour­rais-tu me dire quels seraient les points faciles sur les­quels un type comme moi pour­rait jouer pour faci­li­ter les choses ?

          • Annabelle dit :

            Richard, je pense que c’est à consi­dé­rer au cas par cas selon les per­sonnes avec besoins spé­ci­fiques avec les­quelles tu as des inter­ac­tions et leur deman­der leurs besoins à elles en par­ti­cu­lier. Un exemple, un jour, une asso autisme dont je fai­sais par­tie orga­ni­sait un évè­ne­ment avec une figure connue du monde de l’au­tisme. Cette per­sonne avait signa­lé avoir besoin de calme pen­dant son repas et man­ger en solo, une pièce à part a été réser­vée pour elle, et per­sonne ne s’est offus­quée qu’elle ne mange pas avec le groupe. Un autre exemple, si une per­sonne a besoin de connaître son envi­ron­ne­ment avant d’y évo­luer, tu peux envoyer des pho­tos du lieu où tu vas ren­con­trer cette per­sonne avant, des pho­tos des gens qu’elle va ren­con­trer… Si tu sais qu’une per­sonne a des gros troubles niveau odo­rat, tu évites de mettre 3 tonnes de par­fum et de la ren­con­trer dans une tan­ne­rie lol. Cer­taines per­sonnes vont aus­si avoir un temps de socia­bi­li­té limi­tée. Tu peux défi­nir la durée de votre acti­vi­té avec pré­ci­sion ou dire à la per­sonne que c’est Ok si elle part dès qu’elle com­mence à se sen­tir trop fati­guée. Ce ne sont que quelques exemples, mais tu as com­pris l’es­prit géné­ral, faut com­mu­ni­quer avant avec les per­sonnes concer­nées et leur deman­der en quoi tu peux leur faci­li­ter la vie dans une situa­tion don­née lorsque tu es ame­né à les côtoyer.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *