Dans quelle affaire me suis-je fourré ?
Si vous connaissez ce blog, vous savez que mon statut d’enseignant de pensée critique m’amène à lire des ouvrages de toute facture, rencontrer des pratiques étranges, regarder des documentaires New Age, et d’en tirer parfois une séquence de cours ou une analyse. Quand je lis un livre de chiromancie, ou du Nostradamus, ça va. Mais ce n’est pas tout à fait la même chose lorsque je critique des morceaux d’héritage freudien (l’étiologie sexuelle des névroses ou le complexe d’Œdipe par exemple), la théorie homéopathique, la pyramide de Maslow ou l’intelligent design (ce faux-nez créationniste), tous frappés d’obsolescence, mais parfois encore utilisés dans des contenus d’enseignement sur mon campus. J’ai beau y mettre la forme, ça froisse les collègues qui utilisent ces survivances, au nom d’une simili-confraternité que j’endommagerais. Mais je ne vois pas comment invoquer la confraternité si le fond est fait de contenus périmés ou spiritualistes. Entretenir des idées fausses est une chose déjà ambiguë, qui témoigne de l’absence de mise à jour des connaissances. Mais les transmettre à la nouvelle génération, ça me laisse pantelant, alors je vais au charbon. Mais c’est pénible, je suis souvent tout seul et assez exposé – cela m’avait amené à pousser ce cri déchirant il y a deux ans : qui m’achètera une armure ?
Quand je dis que Jean Staune, qui défend une réconciliation science-religion n’a pas à venir faire de conférence sur un campus (hormis venir étudier la théorie de l’évolution), j’ai l’impression de ne faire qu’utiliser le cadre épistémologique et le contrat laïc du chercheur préalable à toute prétention de savoir scientifique. De même lorsque j’explique que l’université n’a pas à accueillir en tant qu” »experts » Jacques Salomé ou Pierre Rabhi. Pourtant, je sens bien que ça gêne aux entournures, et que le sobriquet de « police de la pensée » n’est pas loin. Mais sans refaire un cours d’épistémologie de base, ce n’est pas être un flic à brassard que d’entretenir a minima ce que le biologiste Stephen Jay Gould appelait le NOMA (non overlapping magisteria), le non-recouvrement des magistères. A minima car en réalité, ce NOMA est un peu une couardise intellectuelle, mais le sujet n’est pas là : faire entrer dans le giron du savoir collectif une entité sans preuve, un concept sans démonstration, est plus qu’une question de respect de législation. C’est non négociable, car sinon, c’en est fini de la connaissance scientifique ! N’importe quelle entité sans preuve pourra s’engouffrer, puisque nous aurons créé un précédent, une brèche, et tous les concepts désuets, gemmules de Darwin, éther, homoncules, âme, etc. se ré-échapperont de la boite de Pandore. La démonstration sert en quelque sorte de sas : si tu présentes suffisamment d’arguments pour convaincre tout le monde de ce que tu avances, quels que soient ses présupposés, alors on valide collectivement ce que tu avances. Sinon, on met ce que tu avances dans du formaldéhyde, et on descend l’entreposer à la cave. Ce qui me semble pourtant assez simple à saisir, peut-être parce que je le radote depuis 20 ans en cours, ne l’est pas forcément pour tout le monde.
L’affaire
Fin juin 2022, on m’écrit sur les réseaux sociaux pour me faire remarquer que la maison d’édition de mon établissement a produit un livre qui semble problématique. Et sur les réseaux sociaux on m’intime (on peut même me dire qu’on me somme d’une manière assez cavalière, comme dirait Zorro) de me prononcer, alors que je suis en train de siroter de l’antésite dans l’Oisans.
Là, vous voyez le truc ? Mon champ des possibles est restreint. Si je ne dis rien, et fais celui qui sifflote et n’a pas vu, c’est l’antichambre du conflit d’intérêt. Comme je déclare chaque année mes liens d’intérêt (zéro ; je le fais depuis que j’adhère au FORMINDEP), ça serait un peu la loose : je devrais préciser « je critique tout, sauf quand il s’agit de mon établissement ». Le seum.
Et si je fais une critique ? Non seulement je froisse les collègues qui ont édité – je connais un peu l’une d’entre elles, nous sommes dans le même syndicat –, mais en outre je ruine probablement mes possibilités éventuelles de publication chez eux, chez moi, donc. Dans mon malheur, j’ai au moins la chance de ne connaître aucun·e des douze auteur·es. C’est déjà ça de plus simple.
Puis on m’envoie une recension du livre, la seule disponible, celle d’AgriGenre, menée par Valéry Rasplus (voir référence plus bas). Cette recension me fait froid dans le dos : le livre, en plus d’être présenté comme de mauvaise facture scientifique, serait une publicité déguisée pour la doctrine occultiste appelée anthroposophie. Or je connais assez bien ce courant, sur lequel je me suis déjà exprimé plusieurs fois (ici, là, là), et qui a fait l’objet de nombres d’analyses critiques, académiques ou en dehors, ne serait-ce que par sa velléité, justement, d’entrisme dans les écoles.
Et V. Rasplus m’indique deux choses étranges. Que sous la page web dédiée au livre, un lien est toujours présent, « Biodynamie Recherche », une association militante anthroposophe qui a pour objectif de recueillir les articles scientifiques trouvant des qualités à la méthode d’agriculture biodynamique. Et que sa recension à lui, critique, a d’abord été placée sur la page du livre, puis étrangement retirée. Théoriquement, ce devrait être l’inverse !
Comme j’ai une copine à UGA Éditions, je prends contact, me disant qu’il doit y avoir incompréhension ou erreur quelque part, et je passe un coup de fil agréable avec son codirecteur, fort réactif, qui m’explique qu’effectivement, le lien qui reste publié est une erreur – qui n’a pas été corrigée du fait d’absence de personnel au service com ; quant à la recension, elle a été mise en ligne, puis retirée, car n’entrant pas dans les standards attendus, notamment un traitement chapitre par chapitre. Moi j’ai confiance, et ces arguments me paraissent convaincants. Mais trois choses me font réfléchir ensuite :
a) Si ce n’est pas au standard, où sont les standards ?
b) Pourquoi d’autres trucs sans standard ou non-académiques ont été mis en ligne sur leur site ? (comme le lien vers l’association occultiste)
c) Pourquoi la recension de V. Rasplus a été indiquée, puis retirée ? Les standards n’ont pas pu changer en un délai si court.
Autant de questions qui restent en suspens. Et devant la rafale de tweets sur le sujet qu’ont posté des internautes vers le compte @UGA_Editions, je n’ai pas voulu en rajouter une couche dans cette période estivale. le problème, de toute façon, n’a pas de caractère urgent.
Retroussage de manches
Alors je retrousse mes manches, comme Zack dans Sauvé par le gong, qui aimait bien faire ça. Enseignant aux étudiant·es à penser contre elleux-mêmes, et étant désormais circonspect des courants anti-sectes, qui peuvent avoir tendance à faire feu de tout bois, même de contreplaqué pourri mouillé plein de colle, je me dis que je ne peux effectivement pas prendre pour argent comptant cette recension sans avoir lu le livre.
Car il y a une chose importante à saisir pour qui n’est pas coutumièr·e des sciences humaines et sociales. N’importe quel concept même pseudoscientifique, occultiste, ésotérique, surnaturel peut (et doit) faire l’objet d’analyse socio-économico-politique. Quand la communauté scientifique « tombe » sur Germaine Hanselmann alias Elizabeth Teissier sur sa thèse, ce n’est pas parce qu’elle fait de la sociologie de l’astrologie, ça c’est super ! Theodor W. Adorno en avait déjà fait une ébauche d’ailleurs, dans Des étoiles à terre1. Non, c’est parce que sous couvert de sociologie, elle faisait passer l’astrologie pour une discipline scientifique. C’est en cela qu’elle fut critiquée, à juste titre. Ici, j’applique le principe dit « de charité », et je me dis, pensant contre moi-même : et si l’auteur de la recension et ses collègues n’avaient pas perçu qu’il ne s’agit que de la socio-anthropologie des concepts à l’œuvre de Rudolf Steiner et dans les usages modernes (si j’ose dire) de l’anthroposophie et de ses désinences agroforestières, médicales, pédagogiques ? Pour le savoir, il me suffit de quatre choses :
- rentrer de vacances,
- arrêter l’antésite,
- récupérer le livre, gracieusement envoyé par la maison d’édition (merci !)
- et me rabattre sur ce que je sais faire : lire.
Et prier le ciel que je pense pourtant vide que le livre ne soit pas aussi critiquable qu’il en a l’air.
La réalité, c’est ce qui continue d’exister lorsqu’on cesse d’y croire
Le problème c’est que… si. J’ai tout lu, et j’ai ruiné un surligneur à surligner ce qui me parait clocher, ou ce qui est factuellement faux. Bien sûr, le livre est inégal, et il y aurait des nuances à faire. Les chapitres de Julien Blanc et de Matthieu Gervais sont par exemple intéressants et exempts d’énormités.
Honnêtement, je pensais faire une recension et prendre au mot UGA éditions, chapitre par chapitre. Mais devant le temps colossal que ça va prendre d’expliquer ce qui cloche et pourquoi, je baisse les bras, un peu par paresse et indolence estivale, un peu parce que je me dis que ce temps devrait être consacré à quelque chose de constructif et non destructif, ça c’est depuis que j’ai lu des livres d’altruisme efficace, dans la lignée de Peter Singer2. Néanmoins, au nom de la connaissance scientifique, mais aussi au nom de ces modèles agroécologiques alternatifs que j’ai longtemps fréquentés de l’intérieur et dont je défends les luttes autonomistes, je vais donner en substance les points vraiment problématiques.
S’il s’agit de lire une analyse socioanthropologique des nouveaux mouvements agricoles, alors je suis… déçu. Est-ce parce que je ne suis pas anthropologue ? Pourtant j’en lis de temps en temps. J’ai trouvé ça ni fait ni à faire. Je laisse donc aux anthropologues de métier d’en faire l’analyse, mais pour ma part, je ne me suis pas instruit, dans beaucoup d’emphase académique, du name dropping, des notions presqu’aussi floues qu’en psychanalyse, et des concepts parachutes. Il y a des phrases assez collector comme :
- « Ces pratiques agricoles nécessitent un type de pensée non strictement réductionniste (au sens de Descola), mais plutôt une logique du « va avec » plutôt que du « l’un derrière l’autre » ou du « l’un à côté de l’autre ». (p.93)
- « Sur le terrain, le somatique se mêle également à l’intime ». (p. 107)
- « (…) ce que nous proposons de nommer le métadisponible, en référence à Rosa et Simondon, consiste en cette potentialité qu’a un vivant d’apparaître ou non, même là où il est susceptible d’être présent. Le métadisponible deviendrait ainsi une caractéristique d’une attention résonante du vivant, ouverte à la possibilité de la présence comme à celle de l’absence, ouverte aussi au temps long et incertain que nécessite souvent la rencontre avec les autres qu’humains. » (p. 297)
ou encore
- Ce n’est plus par des incisions (reductive traces), qu’il marque le paysage, mais par des amplifications ou super-impositions (addictive traces) (Ingold 2007 p 43.). En rendant palpables la diversité des approches et des ethos du soin, le paysage fait office de révélateur de la hauteur, de la couleur et de la texture qui les divisent encore » (p.144).
Ce n’est pas ce genre de phrase qui va aider mes ami·es maraîcher·es qui galèrent au soleil.
Et je pense au pauvre Philippe Descola qui est utilisé à peu près partout (n’ayant lu que des choses très éparses de lui, je ne sais pas s’il le mérite ou non). Je vois aussi surgir dans pratiquement tous les chapitres ce concept étrange qu’est l’Occidental, sans aucune définition ; concept que je critique chaque semestre et dont je savonne les oreilles des étudiant·es, concept que je trouve aussi pauvre, dual et essentialiste que le concept d’Oriental. Les seuls écrits qui me semblent faire à peu près le job attendu sont ceux de Matthieu Gervais et Julien Blanc, mais je radote. Même sur l’historicité de certaines notions, la rigueur n’est pas toujours de mise. L’un des piliers de la pensée de Hahnemann par exemple vient du piétisme protestant, totalement passé sous silence alors qu’il est nécessaire pour comprendre la genèse de sa « théorie ».
La critique est thésée, l’art est difficile
Sur les démonstrations à base d’art, moi qui suis sensible au rôle épistémologique des peintures / dessins / aquarelles en botanique, je suis resté comme deux ronds de flanc avec des photos et quelques dessins. En de nombreux endroits je lis des concepts un peu péremptoires, prélevés à Eliade, Stengers, Latour, Favret-Saada ou Méheust (tou·tes réputé·es pour leur relativisme cognitif, le dernier pour son affinité avec la parapsychologie – ce qui n’est pas un mal en soi) et je m’attends à une démonstration, et hop, je prends un vilain tableau artificiel en quatre cases sorti du chapeau, un sommaire dessin de jet d’eau brisé de Steiner comme métaphore de la matière (sans une goutte de critique) ou une vague analogie entre une peinture aborigène Ngurrara et le design d’un jardin en permaculture, page 158–159. Quel propos cela vient-il servir, je ne le saurai pas. Ou alors je n’ai pas compris. Mais si moi je ne comprends pas, alors que je suis curieux et que je lis attentivement, qui comprendra ? Et puis, l’analogie, disait le regretté Jacques Bouveresse, offre prodiges et vertiges3.
Je subodore des imprécisions historiques sur certains champs. Je ne suis pas historien de la Société anthroposophique, mais lire au chapitre 1, sous la plume de Madame Choné que « La Société Anthroposophique a été fondée à Cologne en 1912 », puis lire dans le chapitre 2 de Madame Breda que « l’anthroposophie a été crée en Suisse en 1913 par Rudolf Steiner », laquelle, pour appuyer ses dires, propose une biographie de Steiner rédigée par… Madame Choné… Ça me laisse bras ballants. D’autres sont de vrais détails, mais de la même trempe : « Alors que la classification traditionnelle de Linné distingue deux règnes (végétal) et animal), Steiner mentionne aussi un règne minéral » (p. 46). C’est manifestement faux, puisque Carl von Linné indique déjà ce règne minéral, et de nombreux alchimistes avant lui.
Je vois aussi des évitements manifestes d’analyses qui dérangent : pas une seule mention de l’analyse colossale de Peter Staudenmaier sur le fait que les « théories » (disons pour être plus juste les scénarios) de Steiner sont racialistes, mobilisent des démons, et ont de nombreux points communs avec les courants précédant le national-socialisme allemand et autrichien4.
Mais le point qui me chiffonne le plus est celui-ci : le cadre épistémologique choisi, plus marécageux que les marais morts du Seigneur des anneaux, qui rend artificiellement poreux science et spiritualité – car n’en déplaise au public, l’ontologie de base en science est un matérialisme méthodologique. Chacun peut ensuite croire en ce qu’il veut, mais le contrat du chercheur est laïc : il peut puiser son inspiration où il le souhaite, dans Maupassant ou dans la consommation de substances psychotropes, et même dans les replis de la plus belle soutane, de la plus magnifique gandoura, dans le nœud de son dastar sikh, mais une fois qu’il pose un savoir, celui-ci ne doit pas dépendre desdits replis, ou d’avoir pris du LSD pour comprendre. « Prétendre « dépasser le dualisme entre science et spiritualité » ou (p. 17) et faire « la réhabilitation du sensible » (emprunté à Pineau, p 25) sont exactement les mêmes stratégies concordistes développées par l’Université Interdisciplinaire de Paris, qui tente par tous les moyens (surtout ceux de la Fondation Templeton d’ailleurs) de réintroduire les religions en science et de faire un retour dans le passé de deux siècles. Mobiliser des « ontologies à géométrie variable » (p.15) pour intégrer la biodynamie me fait l’effet de proposer des règles du jeu variables pour un sport : plus possible de conclure qu’un coup ou une action est irrégulière, puisque la règle est topologique, spatiale. Au fond, tout devient vrai, n’importe quel escroc intellectuel peut prétendre à la vraisemblance, et il n’est pas étonnant que des populistes comme Donald Trump ou Jair Bolsonaro s’y soient également engouffrés. Si on dilue le statut de la preuve, si on nivelle tout ! Emmanuel Macron peut prétendre que la France ne vend pas d’armes aux Émirats Arabes Unis ou à l’Égypte du maréchal Al-Sissi, et Anne Poiret l’inverse5 : tout est équivalent. Et tant qu’on y est, chaque nouvel objet peut venir dicter son « ontologie », sa philosophie de l’existant. Imaginez : si je vous sors l’affirmation que « les dragons existent, nous n’avons pas les moyens théoriques de les appréhender mais ils impliquent un univers nouveau », vous allez sûrement vous étouffer un peu. Mais les auteur·es de l’introduction n’ont pas craint d’écrire p. 18 : « La biodynamie pratiquée dans cette communauté anthroposophe n’implique pas, selon Nadia Breda, un monde seulement matérialiste, naturaliste et rationaliste, mais aussi un univers où matière et esprit sont imbriqués selon des principes analogiques (fondés sur des correspondances), holographiques (selon lesquels « tout est dans tout) et métamorphiques. », ce qui est à mes yeux exactement la même chose. Ou encore : « À un niveau plus fondamental de la praxis des agricultures alternatives, la sensibilité peut même déborder sur la suprasensibilité (Foyer 2018) et, plus largement, sur des sphères ontologiques moins clairement matérialisées où peuvent se déployer différentes forces et énergies, voire des entités spirituelles. » (p 25). C’est presque de la science-fiction.
« Pour rendre la glèbe féconde, de relativisme cognitif il faut l’amollir »
(presque) Lamartine
Je pense que vous voyez où je veux en venir. Une fois que les standards scientifiques sont ramollis, que le terreau est ameubli, c’est un peu la fête ! J’ai l’avantage de bien connaître l’état des connaissances scientifiques sur ce qui est dans le livre un peu trompeusement présenté comme des « savoirs périphériques » – périphériques à quoi, d’ailleurs, on ne le saura pas, comme si les standards d’évaluation de la validité d’une affirmation était un décorum que l’on pouvait contourner. Et c’est là que le bât blesse : s’il est nécessaire d’introduire toutes les pseudosciences utilisées pour comprendre les enjeux et les cosmogonies en place, est-il nécessaire de les faire passer faussement pour vrais ? je ne sais pas si les auteur·es le font sciemment ou non, mais à maintes reprises, des choses fausses sont assénées, sans même le contrepoint d’un conditionnel pour ne serait-ce que douter légèrement. Non, lire ce livre, hormis explicitement le chapitre 7, et peut être un peu le chapitre 6, c’est subir au mieux un exposé naïf non critique car non documenté, au pire l’éloge et la réclame de techniques, de thérapies et de pseudo-concepts, depuis la médecine anthroposophique jusqu’à l’iridologie. On peut comme le livre le fait, mettre sur un même plan des « savoirs » médicaux comme l’alchimie (?), l’allopathie (? terme inventé par Hahnemann pour désigner tout ce qui n’était pas l’homéopathie) et l’homéopathie justement (p.46) ; présenter l’homéopathie comme une « péri-science », ce qui est une escroquerie intellectuelle, on le sait depuis plus d’un siècle ; et colorer les concepts anthroposophiques des atours de la scientificité. Il me semble être de nécessité publique de faire savoir, même sans juger durement leur utilisation, même en les intégrant dans une analyse socio-culturelle, que ces techniques sont reléguées au grenier des théories que l’on SAIT fausses. Pas qu’on a décrétées fausses : qu’on SAIT fausses. Pourtant une des auteur·es précise que « ce chapitre (1) a cherché [à mieux comprendre] sans aucune intention d’en faire l’apologie » – je vais donc mettre les affirmations sans conditionnel sur le compte de l’imprudence rédactionnelle. Et de telles imprudences, il y en a, vraiment beaucoup.
Je vous en donne une petite sélection.
- « Les racines des plantes sont liées aux fonctions de structuration qui s’appuient sur le principe alchimique Sal, lequel agit dans les substances cristallisées, formées, dures, comme le sel ou le calcaire. Elles sont associées aux couleurs violet/bleu et correspondent chez l’être humain au pôle neurosensoriel, qui comprend le moi et le corps astral. Ce pôle est lié au système nerveux céphalique où siège la conscience, mais où la vie s’étiole en raison de processus de cristallisation et de rigidification ». (p 59)
- La vessie de cerf permet selon Steiner de décupler l’effet du soufre contenu à dose homéopathique dans l’achillée millefeuille, grâce à l’action d’un courant cosmique dirigé vers l’extérieur » (p 61).
Pas trace d’un simple conditionnel
- Steiner considère que les cornes d’une vache [grâce à la forme spiralaire de la corne propice à la captation et au rayonnement de forces cosmiques vers l’intérieur, comme en témoigne l’observation de vaches qui accumulent les informations par retro-olfaction]ne captent pas les « forces cosmiques de l’extérieur », mais bien des forces issues de son alimentation, telles des « condensateurs » ou concentrateurs de « forces astrales ». (p 62)
- « (Le biodynamiste) fait appel à son ressenti pour percevoir intérieurement ce que ressent la plante et développer une pensée vivante, une forme d’empathie ; il s’agit donc d’éduquer le ressenti, de développer ses organes de ressenti (…) le lien entre la démarche qualitative de l’anthroposophie et le développement du sens esthétique a été développé par ailleurs (Choné 2017b). Ce lien conduit dans la biodynamie à une esthétique du vivant visant à réconcilier art et science, nature et culture, objectivité et subjectivité, par-delà l’opposition science et spiritualité » (p 58).
C’est sensiblement la même rhétorique que les concordistes science et christianisme de la fin XIXe.
- « La silice associée à l’élément air, et aux planètes Saturne, Jupiter, Mars, agira plus particulièrement sur la partie aérienne des plantes comme un surplus de lumière solaire ». (p. 62)
- « Pour la plante, l’éthérique correspond à un plan subtil de « forces formatrices » où agissent les éthers de lumière, de son, de chaleur et de vie. » (p. 63)
- « L’importance des cycles lunaires amène les praticiens en biodynamie à utiliser un calendrier lunaire depuis plusieurs décennies » (p. 65)
- « La biodynamie partage avec les sciences empiriques l’observation précise et sensible des phénomènes vivants et avec les sciences expérimentales un travail sur le terrain, fait d’essais, d’erreurs, d’apprentissages, en fonction du contexte. » (j’ai oublié la page, et j’ai la flemme d’aller chercher, mais sur demande, j’irai).
- « [Steiner] observe une dégénérescence des aliments (…) les causes de cette situation sont pour lui à rechercher dans une conception occidentale matérialiste et réductionniste de la science, comportant un grand nombre de points aveugles » (p.42).
Remplaçons aliments par race, par exemple, ou tout le syntagme par, mettons, délinquance, et nous sauterait aux yeux qu’avant de chercher la cause, comme disait Fontenelle dans La dent d’or, il faut s’assurer du fait. Or, coup de chance, je me suis fadé le Cours aux agriculteurs, il y a quelques années, et il n’y a ni tests, ni expérimentations, ni vérifications : tout sort d’une extase mystique logorrhéique. Je pense en le lisant que Rudolf n’a jamais planté un légume, ni évalué ladite « dégénérescence », si tant est que ce terme ait un sens clair. Donc on part d’un pseudo-fait, et pouf, on construit un spiritualisme en carton. C’est toujours la même antienne. Resucée d’une stratégie que la servante Martine, congédiée par Philaminte l’une des « femmes savantes » de Molière, avait bien cernée : « qui veut noyer son chien l’accuse de la rage » (acte II, scène V).
- « L’agriculteur est amené à développer peu à peu, grâce à l’observation spirituelle et la déduction scientifique, une disposition intérieure lui permettant d’être réceptif aux rythmes vivants, à la respiration de la terre ; il peut ainsi savoir par lui-même s’il est bon de semer après la pluie ou à la pleine lune, en fonction des plantes, et rétablir aussi l’harmonie entre l’homme et le cosmos ». (p.65)
- « Pour trouver un gluten d’une qualité différente, les chercheurs procèdent en « montant » dans la partie du cosmos appelé (encore selon les termes de Nastati) « l’entrepôt de Dieu », le « tout du tout » que nous avons vu sur la pyramide, là où se trouvent toutes les qualités, y compris celles qui ne se sont pas encore exprimées sur la Terre. » (p. 87)
- (un vigneron est cité) : « Donc, on dynamise. On active des bactéries humiques dans l’eau à 35°C. On leur balancede l’oxygène. Si on dynamise pendant une heure, on augment ede 80% le taux d’oxygène dans la flotte. Ca, c’est pas des conneries, ça, c’est de la biochimie ah ! Balance de l’oxygène et des bactéries à 37°C ; elles sont waouh, elles roulent, quoi. Aujourd’hui, ça on le sait, alors c’est pas ésotérique […] Donc c’est de l’homéopathie, mais ça marche ». (p. 111)
- « Pour ainsi dire, dès ses origines, la biodynamie contiendrait le ferment autant de sa « dé-cosmologisation » que de sa « re-cosmologisation », cette dernière s’accompagnant d’acceptions actualisées de ce que pourrait être une « pensée vivante » et « spirituelle ». (p. 120)
- (…) la biodynamie se présente de plus en plus comme un objet non-stabilisé », au carrefour entre ses mondes : entre l’écologie, le cosmologique et l’agronomique » (p.121)
oubliant que ces trois disciplines sont des sciences, et qu’aucun principe de la biodynamie n’a produit consensus dans l’un de ces domaines.
- « Pour gérer un surplus de limaces, il va par exemple répandre un élixir d” »amour-limace » – et non d’anti-limace – sur les lieux où elles sont les bienvenues (…) Cette démarche d’ajustement (…) son cheminement est ainsi à certains égards, proche de la démarche scientifique » (p. 139)
- « [la permaculture New age] intègre dans les formations de permaculture des pratiques de méditation, de yoga, de radiesthésie (pour prendre en compte les énergies telluriques dans le design de l’espace) » (p.169)
Le pompon revient au chapitre 7, « Les secrets de Fatima. Expérimentation, similitude et énergie dans l’homéopathie rurale au Brésil », où ne serait-ce que sur les principes de bases de l’homéopathie il y a de grosses erreurs.
- « En régime de hautes dilutions, Allium Cepa permet justement de traiter ces mêmes symptômes, comme les allergies printanières » (p. 210)
Aucune source fournie en dépit de l’importance de l’affirmation. Je ne critique évidemment pas le fait que dans la nomenclature binomiale, il n’y a pas de majuscule à l’espèce cepa.
- « L’unité du CH corespond à 100 succussions régulière, et l’on reproduit cette opération jusqu’à obtenir le CH souhaité. » (ibid.)
C’est fondamentalement inexact, les CH désignant le nombre de dilution à 100 dans un solvant, et les succussions, n’ayant rien à voir avec le CH, sont de 240 secousses en 7.5 secondes (je le tiens d’une usine Boiron). L’auteure grime d’ailleurs plusieurs fois l’affaire de la mémoire de l’eau en une « controverse scientifique », ce qui laissera pantois mon collègue le sociologue Dominique Raynaud, qui connait bien les controverses6, et laissera rêveur tous les gens ayant étudié la fraude de 1988.
- « Dans son dispensaire, soeur Mônica élabore ses diagnostics par l’iridologie, technique qui consiste à lire dans l’iris du patient pour y distinguer les troubles corporels dont il pourrait souffrir, et par la bioénergie (bioenergia). Cette seconde pratique se base sur l’énergie circulant entre le patient et les thérapeutes pour détecter les causes des troubles de la santé et déterminer les soins à administrer. Dans les réponses thérapeutiques, Soeur Mônica et ses collaboratrices pourront proposer tout aussi bien des massages que des infusions, des bains, des remèdes homéopathiques ou de la phytothérapie, ou encore du magnétisme et de la gemmologie. » (pp. 217–218).
- « Place à la géophonie donc, avec des sons d’eau, de vent, avant que ne s’installe pendant plusieurs minutes, une polyphonie composée de sons des microbes au travail dans la cuve. (…) Superposé à ces sons, le son des algues du Beuvron et un sol dièse issu d’un bol de cristal utilisé pour faire des massages sonores, et ainsi invoquer le soin du corps autant que le soin du lieu. (…) puis très lentement, se greffe un chant humain accompagné du battement lent d’un tambour chamanique. » (p. 304)
- « Lors de quelques-uns de ces enregistrements, nous avons par exemple chanté au-dessus de la cuve de façon totalement intuitive, invités au dialogue sonore [avec les bactéries lactiques]. En réécoutant les bandes-son (…)nous nous sommes aperçus que l’harmonique se dégageant du bruit de la fermentation avait changé après chacun de nos chants. Notre intervention avait modifié l’activité des levures. (p.307)
Coup au coeur : je lis
- (…) la validité des expériences et approches spirituelles est parfois défendue comme étant prouvée scientifiquement ou en voie de le devenir (en particulier via la physique quantique » (p. 170)
mais page 171, un contrepoint : « l’argumentaire New Age est combattu [par Mollison], en expliquant, par exemple, que la prétention selon laquelle la physique quantique finira par valider les phénomènes spirituels dénote d’une méconnaissance de la physique quantique et de son domaine de validité. » Voilà ! C’est simple pourtant d’introduire une distance critique ! Merci Monsieur Morel pour ce passage. Ça montre que c’est possible.
Anthroposophy is the new freudism ?
Je m’arrête là.
Cette lecture, qui m’a été fastidieuse m’a fait l’effet d’une maladroite publicité semi-occultiste – et croyez bien que c’est ce que je redoutais le plus. Je pense que la palme revient au premier chapitre, où la présentation de la pensée de Rudolf Steiner ressemble aux dithyrambes dont nous gratifiait des années durant Élisabeth Roudinesco sur Freud dans les pages du Monde.
« On est en droit d[e] douter [ndr : que le regard que porte la société sur la vision du monde selon Steiner] compte tenu des critiques récentes à l’encontre de l’anthroposophie (notamment de la biodynamie) et même à l’encontre des universitaires cherchant à travailler sur cet objet de manière scientifique » (p. 67 – est citée en note parmi les critiques un article d’Arrêt sur Images). Paradoxalement, j’étudie modestement ces notions sous l’angle scientifique, et je n’ai jamais reçu de critique du fait de travailler dessus. Peut être y a‑t-il travail scientifique et travail scientifique ? Les deux seules fois à ma connaissance où les critiques rationalistes sont abordées, c’est en pages 12 et 105, scénarisées comme un « mode de dénonciation », comme une traque, une chasse, avec une cible, le « charlatanisme », diluant ainsi ce qui peut servir de contrepoint : car n’en déplaise à cel·leux qui aiment croire, “Reality is that which, when you stop believing in it, doesn’t go away”, la réalité, c’est ce qui continue d’exister lorsqu’on cesse d’y croire7.
Je suis très ennuyé que la maison d’édition de mon établissement ait édité un objet pareil, avec un titre pareil. Et quitte à être parfaitement transparent, moi qui ai été encarté à la Confédération paysanne, qui rêve à des modèles agroforestiers plus sains, écologiquement soutenables, protecteurs des paysans et de leur revenu, avec moins de dépendance d’intrants et moins de strangulation par un système de prêts bancaires largement dénoncé servant une agrologie techniciste et réactionnaire type FNSEA, je ne vois pas ce que la cause paysanne a à gagner à se faire farcir la tête de prières chamaniques, de cycles lunaires et d’homéopathie vétérinaire. Ce n’est pas parce qu’on refuse à juste titre les modèles agro-industriels qu’il faut avaler n’importe quelle couleuvre.
Parcimonie des hypothèses
Maintenant, si on me demande pourquoi la publication d’AgriGenre a été retirée de la revue de presse du livre, j’ai du mal à comprendre le processus. Parce qu’elle n’était pas une vraie recension ? Mais dans ce cas :
- Pourquoi le site des Éditions publie-t-il alors dans la revue de presse des recensions non académiques, pouvant être très succinctes (Dernières Nouvelles d’Alsace, Libération, Le Parisien, Le Figaro, Mediapart, Reporterre…) ?
- Pourquoi la référence à « Biodynamie Recherche » a‑t-elle été conservée sur le site des Éditions pendant deux mois (dont huit jours après la suppression d’AgriGenre), elle qui n’était pas une recension non plus ?
- Pourquoi cette référence pointait-elle vers cette association ouvertement anthroposophique ? (La réponse, je l’ai mais je ne sais pas quoi en penser : l’édition a donné le droit à cette association de publier l’introduction du livre sur leur site)
- Pourquoi ce lien vers l’association anthroposophique a‑t-il été supprimé seulement lorsque l’affaire a été rendue publique ?
J’ai quatre hypothèses.
La première, c’est que le papier d’AgriGenre a déplu à certain·es auteur·es, ou à des militant·es anthroposophes qui ont fait pression pour son retrait.
La deuxième, c’est que l’édition n’a pas vu le problème, et se retrouve coincée aux entournures.
La troisième, c’est que la recension de Valéry Rasplus est peut être médiocre. Je vous laisse juge en la mettant ci-dessous.
La quatrième, c’est que je ne suis peut être pas assez compétent, pas assez pointu, pas assez connaisseur.
Dans le premier cas, (privilégié par V. Rasplus, qui le raconte ici) ce serait problématique, sur le plan scientifique. Un savoir scientifique, c’est comme une corde d’escalade : il faut tirer dessus pour voir sa solidité, avant de l’utiliser. C’est en mettant à disposition cette recension, et en laissant les auteur·es en faire l’éventuel contrepoint que le savoir germera. On verra ce qu’il reste.
Elle est ici : V. Rasplus, Des agricultures entre savoir et croyance : permaculture, agriculture naturelle et biodynamie, AgriGenre, juin 2022. Je précise que je n’ai jamais rencontré V. Rasplus.
Le deuxième cas est possible : l’idée qu’au fond les idées ne valent que relativement au contexte qui les émet est assez répandue, et flattée dans de nombreux médias. Mais si on pousse ça trop loin, alors n’importe quelle théoricien de la Terre plate revendique la même validité que les géologues modernes.
Le troisième cas rejoint le quatrième : peut-être suis-je à côté de la plaque, en trouvant cette recension intéressante, et surtout cohérente avec mes propres critiques. Je me suis abstenu de la relire tant que je n’avais pas écrit mon propre texte. J’ai relu. Ça me semble cohérent. Cependant, comme on le lit p. 94, « L’anthroposophie peut être définie comme un « assemblage épistémologique et ontologique sophistiqué et hautement complexe. » Possiblement trop complexe pour moi.
Même si le principe de charité devrait m’encliner vers la quatrième solution, j’avoue que j’ai des doutes. Mais je préfère imaginer la deuxième, car je sais (et n’ai aucune raison d’en douter) que les éditions UGA sont menées par des gens sincères, dévoués et probes.
Voyez, quand je rêvais avec le CORTECS d’installer dans chaque université des pôles d’autodéfense intellectuelle, c’était entre autres pour ça : pouvoir refiler cette analyse à quelqu’un·e qui n’est pas concerné·e. Moi en rédigeant ceci, je risque de froisser ma copine, la maison d’édition, et probablement tou·tes les auteur·es du livre. Mais défendant le libre choix de chacun·e à croire en ce qu’il/elle veut mais en connaissance de cause, présenter comme vraies ou efficaces des méthodes fausses ou inefficaces me parait aller à l’encontre du bien commun, alors je le dis. Surtout lorsque la paysannerie militante est dans une telle souffrance que les taux de suicide atteignent des cimes.
Si je me trompe quelque part dans ce texte, je me corrigerai publiquement.
Ce texte a bénéficié de l’œil attentif de ShadowOmbre.
Notes
- Des étoiles à la terre : analyse de la rubrique astrologique du « Los Angeles Times » : étude sur une superstition secondaire (1974), Exils, 2007.
- The most good you can do : how effective altruism is changing ideas about living ethically – traduit « Altruisme efficace, Les Arènes, 2018.
- Jacques Bouveresse, Prodiges et vertiges de l’analogie, Raisons d’Agir (1999)
- Peter Staudenmeier, Between Occultism and Nazism, Brill, 2014.Le livre n’est pas traduit, il faut se le fader en anglais – mais on peut se rabattre sur la traduction française de sa thèse de doctorat de 2010, d’où provient le livre (ici).
- Dans Mon pays vend des armes, Les Arènes (2018)
- Sociologie des controverses scientifiques, nouvelle édition, revue et augmentée, Matériologiques, 2018.
- C’est une citation de Philip K. Dick, dans un livre de 1981 (I Hope I Shall Arrive Soon) que je n’ai pas lu
Merci pour cet article qui m’a permis de savoir que cette ignoble boisson portant le nom d’antésite, que ma mère m’obligeait de boire, est toujours distribuée 🙂
Non, sans rire, merci pour ton travail !
de rien
(meuh non, l’antésite c’est bon.. Fabriquée à Voiron, plein de goûts différents)
Il est un scandale qui invalide tout votre propos : dans la note numéro 7 on lit deux fois « que je n’ai pas lu ». Et ce serait une sacrée prouesse d’arriver plusieurs fois à n’avoir jamais fait.
Sinon merci infiniment .
Merci ! Et de rien !