Mer­ci à « Lutins coquins de la luti­ne­rie »

Ci-des­sous, un texte qui mêle com­bat agri­cole pay­san « anti­ca­pi­ta­liste » et un peu d’es­prit cri­tique. Il fai­sait suite à un article paru dans l’AURA pay­sanne, revue écrite par la Confé­dé­ra­tion pay­sanne Auvergne-Rhône-Alpes et qui fait un tra­vail for­mi­dable par ailleurs, mais qui craque par­fois en van­tant les méthodes bio­dy­na­miques (j’en cause dans la pré­face du livre de Gré­goire Per­ra et Éli­sa­beth Fey­tit, ici). Suite à l’un de ces articles pour le moins sur­pre­nant, j’a­vais écrit la trame, puis quelques paysan·nes y ont mis leur grain, et nous l’a­vions don­né en droit de réponse à l’AURA. Làs ! Il n’a jamais été accep­té, et on nous a fait un peu tour­ner en bour­rique. Alors plu­tôt que l’ar­ticle ne meure, je vous le donne, en encou­ra­ge­ment à toutes les per­sonnes qui ramol­lissent la terre avec leur sueur pour nous four­nir de quoi man­ger.
Et comme dirait l’autre, ni ferme des 1000 vaches, ni vor­tex stei­ne­rien !

Ima­gi­nons qu’un indi­vi­du, non agri­cul­teur, sans aucune exper­tise de bio­chi­mie, de phar­ma­co­pée ou d’élevage, fasse un livre incom­pré­hen­sible van­tant les mérites des lutins des forêts, comme les Car­ca­ris du Trièves ou du Val­bon­nais qui outre voler le linge des braves gens la nuit, apportent de bonnes récoltes en répan­dant une poudre d’escampette1. Il y a fort à parier que les paysan·nes regar­de­raient la théo­rie du mon­sieur d’un œil cir­cons­pect, et se diraient quelque chose comme : « avant de miser sur les lutins, véri­fions qu’ils existent », et « s’il n’y a aucun moyen de mon­trer qu’ils existent, alors quelle dif­fé­rence y a‑t-il entre un lutin et… pas de lutin ? »2

Et si, se contrai­gnant à lire le livre, les paysan·nes les plus « de gauche » constatent que l’auteur défend une pseu­do-théo­rie raciale et très conser­va­trice, il est presque cer­tain que le bou­quin fini­ra au com­post.

Dans l’Aura pay­sanne de mai 2018, qui fait un tra­vail remar­quable par ailleurs, une page entière a été consa­crée aux pré­pa­ra­tions bio­dy­na­miques. Nous, paysan·nes du réseau ça nous ques­tionne.

D’abord, certain·es d’entre nous ont patiem­ment lu Le cours aux agri­cul­teurs, de Rudolf Stei­ner3, ain­si que d’autres de ses ouvrages. L’ensemble est une sorte de grande poé­sie astro­lo­gi­co-cos­mique, assez incom­pré­hen­sible, émaillée de nom­breux pas­sages sur la race (blanche) comme moteur de la civi­li­sa­tion et sur la domi­na­tion de la Culture alle­mande. Les conseils qu’il donne en agri­cul­ture ne sont pas basés sur des expé­riences, mais sur ce qu’il appelle ses « intui­tions ». Celles-ci naissent dans un cadre spi­ri­tuel bien pré­cis, appe­lé l’Anthroposophie, qui pos­tule entre autres choses un monde divin, des esprits supé­rieurs qui guident, un kar­ma, des mondes per­dus comme l’Atlantide, des archanges et des mala­dies qui sont des mes­sages venus d’un autre monde… Si vous en dou­tez, ce qui est légi­time, n’hésitez pas à vous pen­cher sur son œuvre.

Libre à chacun·e de croire ou non à ça, bien enten­du. En revanche, si le jour­nal l’Aura pay­sanne, et l’as­so­cia­tion syn­di­cale qui le porte fait une page tech­nique des­sus avec de l’argent public, les col­lègues paysan·nes sont en droit d’attendre que les­dites tech­niques soient jus­ti­fiées. Vu le contexte, avec des éleveur·euses strangulé·es par les grosses firmes, des agriculteurs·rices qui se sui­cident chaque jour, et les mille dif­fi­cul­tés à ins­tal­ler des jeunes et leur trou­ver des terres, il y a tout inté­rêt, et même urgence que les tech­niques en ques­tion soient étayées par des faits et non des intui­tions cos­miques. Sinon, que dirons-nous au pro­chain article van­tant les effets de la prière col­lec­tive sur le mûris­se­ment des tomates ou la pousse des blettes ?
Par consé­quent, soit la bio­dy­na­mie est une phi­lo­so­phie reli­gieuse – auquel cas comme le boud­dhisme, le judaïsme ou l’évangélisme, elle doit res­ter can­ton­née dans notre tête. Soit elle est une tech­nique effi­cace, et dans ce cas cela devrait être assez facile à mon­trer, quand bien même ça fonc­tion­ne­rait par des éner­gies cos­miques.
Fin XVIIIe, Laz­za­ro Spal­lan­za­ni a très bien décrit les facul­tés des chauve-sou­ris à cap­tu­rer leur proies sans avoir décou­vert leur fameux écho-sonar (ce qui sera fait 150 ans plus tard) : on peut donc mon­trer que quelque chose, même sans savoir quoi, a un effet même sans avoir de théo­rie expli­ca­tive. Mais encore, faut-il des faits. Ici, où sont les faits ? Il semble que les trucs qui marchent dans le cor­pus bio­dy­na­mique soit de la pédo­lo­gie et de l’agriculture bio­lo­gique ration­nelle. Ce qui fonc­tionne en bio­dy­na­mie n’a rien de pro­pre­ment bio­dy­na­mique. Dans le monde des connais­sances comme dans les enquêtes poli­cières, on dit que la charge de la preuve revient à cel·lui qui pré­tend. Or, Stei­ner a publié ses confé­rences en 1924, sans rien mon­trer du tout. C’é­tait son intui­tion, à lui, qui n’a jamais pra­ti­qué l’a­gri­cul­ture.

Rares sont les scien­ti­fiques qui ont le temps d’al­ler véri­fier des choses qui sont avan­cées par d’autres sans élé­ments, en ver­tu de la loi de Bran­do­li­ni : « la quan­ti­té d’éner­gie néces­saire pour réfu­ter des idio­ties est supé­rieure d’un ordre de gran­deur à celle néces­saire pour les pro­duire ».

 

Coup de chance, nous sommes quelques-un·es à faire ce métier, avec de l’argent public et en refu­sant les liens d’in­té­rêt avec des indus­tries. C’est le cas de deux d’entre nous, à l’U­ni­ver­si­té Gre­noble-Alpes et à l’Université de Bor­deaux. Le tra­vail d’enquête est long, fas­ti­dieux certes, mais il vaut la peine de le regar­der en pro­fon­deur, car le résul­tat est ce qu’il est : aucune des pré­ten­tions liées aux pré­pa­ra­tions bio­dy­na­miques pro­po­sées dans l’article n’est étayée par des faits.

Pour­quoi alors les usagèr·es de la bio­dy­na­mie, qui sont des gens scru­pu­leux, sou­cieux de la nature, et qui ne sont pas plus bêtes que les autres, valident-il·elles leur pra­tique comme effi­cace ? Pour des rai­sons qui n’épargnent aucun·e d’entre nous ! En voi­ci deux : notre cer­veau aime bien jus­ti­fier ses choix, quitte à enle­ver les faits qui vont à l’encontre de ce que l’on pense ; et sans culture de contrôle pour pou­voir com­pa­rer, on ne peut rien conclure de clair. Quand on fait gaffe à ces biais, et qu’on regarde les résul­tats d’une « revue de lit­té­ra­ture » sur la ques­tion (comme par exemple dans Lin­da Chal­ker-Scott, The Science Behind Bio­dy­na­mic Pre­pa­ra­tions : A Lite­ra­ture Review, Hort­Tech­no­lo­gy 23(6):814–819 · Decem­ber 2013, ici), la bio­dy­na­mie, c’est de l’agriculture pay­sanne bio, enro­bée de sor­cel­le­rie et de magie aus­si inutiles qu’i­nef­fi­caces.

Consi­dé­rant le soin que les bio­dy­na­mistes apportent à leurs culture, il est pos­sible, même pré­vi­sible que leurs cultures soient en moyenne mieux tenues que celles des autres, et c’est tout à leur hon­neur ; mais est-ce la bouse de corne qui en est la cause ? Ou une into­lé­rance plus radi­cale aux intrants indus­triels ? Pour l’instant, si béné­fices il y a, il est pro­bable que ce soit à l’attention accrue au sol et le soin appor­té aux cultures, qui eux ont des effets démon­trés, qu’on les doive. Alors misons pour l’instant sur l’attention accrue à la qua­li­té du sol, sans s’embêter avec la bouse, sauf bien enten­du si ça nous fait plai­sir. Mais ce plai­sir a un prix : en fai­sant pas­ser pour des tech­niques valables les cycles lunaires et les pré­pa­ra­tions mys­tiques de corne, com­bien de paysan·nes y pas­se­ront une éner­gie déjà bien enta­mée ? Com­bien d’installations se met­tront len­te­ment en péril à attendre « un jour racine en période de lune », soi-disant opti­mal selon la for­ma­trice inter­viewée ? Com­ment savoir (et non pas croire) que c’est vrai­ment un jour opti­mal ? Com­ment sait-on que la pré­pa­ra­tion de silice de corne, comme écrit dans l’article, « ren­force la lumière solaire » (?) et « per­met une meilleure (?) rela­tion avec la péri­phé­rie cos­mique (?), avec le cos­mos tout entier (?) ». Devons-nous aus­si mettre (sans plus ni moins de preuve) une toge, faire le tour du jar­din à cloche-pied, prier vers la Mecque, et cou­per nos légumes avec une ser­pette d’or, si telle était la recom­man­da­tion d’une for­ma­trice en ser­pette d’or dans le jour­nal ? Serait-on au caté­chisme, obligé·es d’absorber une reli­gion ? Nous pen­sons que non. Nous sommes en droit d’at­tendre des faits et des preuves pour chaque tech­nique que l’on nous pro­pose, et en devoir d’en pro­duire, quand ça nous est pos­sible.

Nous ne sommes pas les premier·es à sou­le­ver ce pro­blème. Nous rejoi­gnons par exemple l’a­vis don­né par Chris­tophe Gué­non, dans un article rédi­gé par Cora­lie Pas­quier de Cam­pagnes soli­daires d’a­vril 2018 à pro­pos des tech­niques qui paraissent mira­cu­leuses comme la per­ma­cul­ture : celles-ci peuvent mettre en péril des ins­tal­la­tions, épui­sant le nou­veau pay­san, la nou­velle pay­sanne qui s’y essaie.

Comme disent les cri­tiques spécialisé·es, la bio­dy­na­mie, n’est que de la bio­pay­san­ne­rie (qui fonc­tionne) enru­ban­née de folk­lore dont l’efficacité reste à prou­ver, et qui en atten­dant, risque de faire perdre temps et éner­gie, den­rées déjà bien dépen­sées dans la pay­san­ne­rie mili­tante.

Le plus sour­nois là-dedans, c’est que lorsque nos pré­pa­ra­tions ne fonc­tionnent pas, ce n’est jamais la faute de la « théo­rie » de Stei­ner, mais imman­qua­ble­ment la notre : nous avons pro­ba­ble­ment mal fait notre mélange / choi­si notre date / mal fait tour­ner notre vor­tex. Pen­dant ce temps-là, per­dus dans nos sor­ti­lèges et nos méthodes sor­ties des temps pré-médié­vaux, nous pas­sons pour des gens naïfs, ce que les syn­di­cats indus­triels majo­ri­taires, type FNSEA ne manquent pas de nous ser­vir.

L’un·e d’entre nous a dit un jour : moi, si j’étais anti-pay­san­ne­rie, je sais ce que je ferais : je finan­ce­rai les mou­ve­ments de ce type, Stei­ner, et autres. Les éner­gies seront mises dans des trucs inutiles et fra­gi­li­se­ront les petites fermes, rétives aux grands conglo­mé­rats. Le temps leur sera tel­le­ment comp­té que la lutte syn­di­cale ou col­lec­tive pour défendre une agri­cul­ture pay­sanne qui fait vivre décem­ment les exploitant.es, et contre les exploi­teurs d’exploitants (Danone, Lac­ta­lis, Yoplait, Bel…) ne pour­ra plus se faire. L’idée même de preuve ayant été mise à la pou­belle, on pour­ra balayer les contes­ta­taires et lanceur·euses d’alerte avec des non Madame, non Mon­sieur, les néo­ni­co­ti­noïdes n’ont pas les effets que vous dites. Après les fake news et les fake meds, on ouvri­ra la porte aux fake agri­techs. Et pen­dant ce temps-là, Laurent Wau­quiez conti­nue­ra à tres­ser la corde des trop nombreu·ses pendu·es du monde agri­cole4

Nous qui vou­lons faire pous­ser nos légumes, nos fleurs, éven­tuel­le­ment éle­ver nos ani­maux, défendre la pay­san­ne­rie et le bio, lut­ter contre les méca­nismes capi­ta­lis­tiques, il nous faut des tech­niques effi­caces. Pas des bon­bons sopo­ri­fiques au bon goût de spi­ri­tua­li­té dans du beau papier argen­té. C’est le job de la Confé­dé­ra­tion pay­sanne, celui des ADDEAR (asso­cia­tions dépar­te­men­tales pour le déve­lop­pe­ment de l’emploi agri­cole et rural, comme ici).
Nous vou­lons œuvrer à cela, ensemble. Les croyances seront dans les temples, et le bon­heur enfin dans le pré.

 

Adden­dum de ma part : dans l’a­bon­dant cour­rier reçu, on me fai­sait remar­quer que le bio est basé sur le sophisme « appel à la nature » :  en gros ce qui est « syn­thé­tique » est ban­ni et ce qui est “natu­rel » est for­te­ment encou­ra­gé, sans réel contrôle. Ce n’est pas faux, d’ailleurs la notion de « natu­rel » est tout sauf claire (voir par exemple cet article).

Si la cer­ti­fi­ca­tion bio, dans son cahier des charges, pose beau­coup de pro­blèmes (en par­ti­cu­lier sur les aspects thé­ra­peu­tiques vété­ri­naires), le « bio » dans sa ver­sion poli­tique reven­dique plu­tôt la capa­ci­té des gens à faire pous­ser leur sub­sis­tance sans s’in­féo­der aux indus­tries pri­vées, aux semences, aux intrants, aux banques, etc. et exerce une atten­tion accrue à une lec­ture « sys­té­mique » des choses : ne pas défon­cer son sol, ne pas défon­cer les lom­brics, ne pas flin­guer tous les insectes, pen­ser des syner­gies plantes / herbes / ions, gar­der des haies et futaies…) Mais bio est un terme mal adap­té : il vau­drait mieux par­ler d’é­co­lo-auto­no­mie pay­sanne.. Mais c’est moins ven­deur.

 

Mon lutin pré­fé­ré

 

Notes

  1. « Petits et bour­rus, les Car­ca­ris habitent la mon­tagne, dans les bois. Ils se nour­rissent de racines et de fruits sau­vages, mais il leur arrive de voler des pommes de terre dans nos champs et jar­dins. Tout comme pour se vêtir, puisqu’ils ne tissent pas, ils sont contraints de venir « emprun­ter » des vête­ments humains mis à sécher sur les fils. Par contre, les chaus­sures ne les inté­ressent pas puisqu’on les voit tou­jours pieds nus. Les ber­gers ont l’habitude d’atténuer leur soif en buvant dans les assiettes de Car­ca­ri, creux qu’on trouve dans les pierres de la région ». On peut lire ça dans , Terre de Brume, 2013.
  2. Deux argu­ments connus sont les noms de « Dent d’or de Fon­te­nelle » et de « Dra­gon dans le garage ».
  3. Très exac­te­ment « Agri­cul­ture, fon­de­ments spi­ri­tuels de la méthode bio-dyna­mique », 8 confé­rences du 7 au 16 juin 1924 à Kober­witz (Silé­sie) et confé­rence du 20 juin 1924 à Dor­nach, 6e édi­tion, Édi­tions Anthro­po­so­phiques Romandes, 2002.
  4. L. Wau­quiez, pré­sident du conseil régio­nal d’Au­vergne-Rhône-Alpes depuis 2016, aura été res­pon­sable d’une superbe des­truc­tion de sub­ven­tions vers l’a­gri­cul­ture pay­sanne, favo­ri­sant de maintes manières l’a­gri­cul­ture inten­sive sévère telle que pro­mue par le syn­di­cat majo­ri­taire, la FNSEA. Rap­pel : la sub­ven­tion, ce n’est pas un cadeau ! C’est une com­pen­sa­tion, en ver­tu d’un sys­tème inéga­li­taire.

9 réponses

  1. Crise en Thème dit :

    Un article génial et lu avec le plus grand inté­rêt 😉

  2. Sklaera dit :

    D’a­bord mer­ci pour cet article et bra­vo à cel­leux qui y ont contri­bué. C’est ras­su­rant de voir des agriculteur·rices bio cri­ti­quer sans com­plai­sance la bio­dy­na­mie, et des zététicien·es défen­dant l’a­gri­cul­ture bio pay­sanne et dénon­çant les abus de l’a­gro-indus­trie, car c’est loin d’être tou­jours le cas !

    L’ar­ticle cerne bien le pro­blème de la bio­dy­na­mie qui décré­di­bi­lise l’a­gri­cul­ture bio, et crée un engre­nage dan­ge­reux en tolé­rant une pra­tique non basée sur des preuves. Sur le long terme conti­nuer à lut­ter contre les abus de l’a­gro-indus­trie et pro­mou­voir un modèle plus ver­tueux est sans doute le meilleur moyen d’é­vi­ter la pro­li­fé­ra­tion de dis­cours « alter­na­tifs » dou­teux. Cepen­dant je ne peux m’empêcher d’a­voir des réserves sur le modèle d’a­gri­cul­ture bio­lo­gique tel qu’il se pra­tique actuel­le­ment.

    Je pré­cise pour le contexte que j’ai gran­di dans un envi­ron­ne­ment écolo/gauche/altermondialiste, je consomme bio (et local autant que pos­sible) depuis tou­jours, et je suis végé­ta­rienne depuis mes 15 ans. Mais plus je creuse et plus je suis (à mon grand déses­poir) for­cée de remettre en ques­tion la vision sans doute très édul­co­rée que j’a­vais du bio, et de l’é­co­lo­gie plus lar­ge­ment.

    Aux ori­gines de l’é­co­lo­gie et du mou­ve­ment bio

    La ten­dance réac­tion­naire des débuts de l’é­co­lo­gie en Europe est trop sou­vent mécon­nue ou occul­tée, notam­ment l’in­fluence des mou­ve­ments völ­kisch et lebens­re­form (j’ai moi même cru pen­dant long­temps que l’é­co­lo­gie était intrin­sè­que­ment de gauche et pro­gres­siste). Les idées de Stei­ner et de la bio­dy­na­mie sont en réa­li­té pré­sentes dès les ori­gines du mou­ve­ment bio, elles ont même joué un rôle fon­da­teur. L’op­po­si­tion synthétique/naturel (et donc le rejet des intrants « chi­miques » et des OGM) vient en grande par­tie de là.
    Du coup est-il vrai­ment pos­sible de dis­so­cier agri­cul­ture bio et bio­dy­na­mie ? Idem pour le mou­ve­ment éco­lo­gique qui est tel­le­ment impré­gné (sou­vent sans en avoir conscience) par les idées anthro­po­so­phiques et par un tro­pisme réac­tion­naire, qu’il paraît dif­fi­cile de faire émer­ger une éco­lo­gie ration­nelle et pro­gres­siste.

    Ces der­nières décen­nies on a assis­té à une vague de néo-ruraux quit­tant leur job ennuyeux pour se recon­ver­tir dans l’a­gri­cul­ture, et on a vu fleu­rir de nom­breuses fermes, éco­vil­lages et autres tiers-lieux (sou­vent en lien avec l’an­thro­po­so­phie) van­tant cer­taines pra­tiques d’a­gro-éco­lo­gie/­per­ma­cul­ture comme une solu­tion miracle. Avec pour­tant des résul­tats très dis­cu­tables pour qui prend la peine de creu­ser un peu. Aujourd’hui beau­coup de gens quand il pensent agri­cul­ture bio et pay­sanne ont comme réfé­rence en tête Pierre Rabhi et la per­ma­cul­ture, mais n’ont jamais enten­du par­ler de René Dumont qui a pour­tant été un pion­nier de l’a­groé­co­lo­gie et avait une véri­table exper­tise en agro­no­mie – contrai­re­ment à Rabhi qui s’est conten­té de rudi­ments de bio­dy­na­mie enro­bés d’un dis­cours sédui­sant.

    Les limites de la per­ma­cul­ture sont évo­quées dans l’ar­ticle mais ça aurait peut-être méri­té d’être davan­tage élar­gi ? Une auto-cri­tique du mou­ve­ment bio dans son ensemble me paraît inévi­table pour pro­gres­ser.

    Sor­tir de la dicho­to­mie bio/conventionnel ?

    En se défi­nis­sant par anta­go­nisme au modèle conven­tion­nel, le mou­ve­ment bio ne risque-t-il pas d’ex­clure à tort des tech­niques per­for­mantes et pas for­cé­ment incom­pa­tibles avec le res­pect de l’en­vi­ron­ne­ment et de la bio­di­ver­si­té ?

    Comme dans de nom­breux domaines la révo­lu­tion numé­rique est venue appor­ter son lot d’in­no­va­tions, le sec­teur de l’A­gri­Tech est en plein essor. Sans tom­ber dans le piège du tech­no-solu­tion­nisme, cer­tains de ces outils peuvent jouer un rôle utile, par exemple en opti­mi­sant l’ap­port en eau et en intrants grâce à des cap­teurs connec­tés et à une ana­lyse de haute pré­ci­sion.

    Je pense éga­le­ment au sujet hau­te­ment sen­sible des OGM. D’a­près ce que j’ai pu lire, il y a quand même un consen­sus scien­ti­fique sur l’i­no­cui­té des OGM (mais n’ayant pas le temps ni les com­pé­tences pour véri­fier je pré­fère sus­pendre mon juge­ment). En revanche ce dont je suis cer­taine, c’est que la vision que j’a­vais aupa­ra­vant des OGM était en grande par­tie basée sur des idées fausses, lar­ge­ment véhi­cu­lées par des ONG et acti­vistes défen­dant l’é­co­lo­gie.

    Ces idées ont aus­si été dif­fu­sées par des films très orien­tés comme « Le Monde selon Mon­san­to » de Marie-Monique Robin ou « Solu­tions locales pour un désordre glo­bal » de Coline Ser­reau. On y retrouve des grandes figures anti-OGM comme Pierre Rabhi, Van­da­na Shi­va, Domi­nique Guillet de Koko­pel­li (qui est un com­plo­tiste bien gra­ti­né, sans par­ler de ses méthodes de mana­ge­ment dou­teuses), ou Chris­tian Vélot (qui n’a pas brillé par sa rigueur scien­ti­fique durant la pan­dé­mie).

    Il me paraît impor­tant de dif­fé­ren­cier la tech­no­lo­gie de son usage. Le pro­blème avec les OGM n’est pas la dan­ge­ro­si­té, mais plu­tôt la situa­tion de mono­pole de Bayer-Mon­san­to, la ques­tion des bre­vets, et le choix de déve­lop­per des semences résis­tantes aux her­bi­cides. D’autres modèles sont pos­sibles, le riz doré est sou­vent cité comme exemple posi­tif. Et avec la tech­no­lo­gie CRISPR les appli­ca­tions pos­sibles sont nom­breuses (avec évi­dem­ment un débat à avoir sur la régulation/interdiction de cer­taines pra­tiques dan­ge­reuses comme la mani­pu­la­tion des virus par exemple). A mini­ma on devrait rou­vrir le débat sur cette ques­tion et encou­ra­ger la recherche dans ce domaine (et arrê­ter de fau­cher les champs d’ex­pé­ri­men­ta­tion).

    Etant don­né la vitesse alar­mante du dérè­gle­ment cli­ma­tique (intem­pé­ries, séche­resses, débour­re­ment précoce/gel tar­dif deviennent la nou­velle norme) et la popu­la­tion qui va conti­nuer à aug­men­ter jus­qu’à un pic vers 2060, j’ai du mal à ima­gi­ner com­ment on va pou­voir s’en sor­tir sans ces tech­no­lo­gies.

    Il y a aus­si le débat land sharing/land spa­ring, cer­tains pré­co­nisent une agri­cul­ture plus inten­sive afin de pré­ser­ver la bio­di­ver­si­té en limi­tant les sur­faces agri­coles, alors que l’a­gri­cul­ture bio va plu­tôt dans la direc­tion inverse. Pour ma part je pense qu’on devrait pour cela en prio­ri­té réduire notre consom­ma­tion de pro­téines ani­males (30% des céréales pro­duites en France hors expor­ta­tion servent à nour­rir le bétail, avec le pâtu­rage cela repré­sente envi­ron 2/3 de la sur­face agri­cole totale).

    Mili­tan­tisme et modes d’ac­tions

    Je tiens quand même à sou­li­gner que mal­gré ses défauts, le mou­ve­ment bio/écologie a joué un rôle néces­saire dans l’é­qui­libre des forces face aux dérives crois­santes de l’a­gro-indus­trie. Mais si on arrive pas à trou­ver des conver­gences on risque de finir dans une impasse où les posi­tions vont se pola­ri­ser au point qu’un débat constuc­tif ne sera plus pos­sible. Les pos­tures idéo­lo­giques et anti-science ont déjà pris une place bien trop impor­tante au sein du mou­ve­ment éco­lo­giste et d’une grande par­tie de la gauche. Et les actions vio­lentes de cer­tains mou­ve­ments acti­vistes me semble contre-pro­duc­tives (même si je com­prends leurs moti­va­tions).

    Je place beau­coup d’es­poir dans des dis­po­si­tifs comme la Conven­tion Citoyenne pour le Cli­mat. J’a­vais sui­vi plu­sieurs des ses­sions et j’ai été impres­sion­née par les citoyens tirés au sort, ils se sont tous impli­qués avec beau­coup de res­pect et de sérieux (gros contraste avec les dépu­tés en séance qui sont sou­vent à som­no­ler, à regar­der leur smart­phone, ou à s’in­vec­ti­ver). J’en ai vu se prendre une claque en écou­tant Valé­rie Mas­son-Del­motte, ils sont nom­breux à avoir chan­gé d’a­vis sur le cli­mat après cette expé­rience ce qui est plu­tôt encou­ra­geant. Le résul­tat final a été déce­vant puisque le rôle de la Conven­tion était seule­ment consul­ta­tif, et que la plu­part des pro­po­si­tions ont été vidées de leur sub­stance quand elles sont pas­sées par l’As­sem­blée. Mais l’exer­cice citoyen en lui-même était plu­tôt une réus­site, je regrette qu’il ait été aus­si peu média­ti­sé et que peu de gens s’y soient vrai­ment inté­res­sés.

    Le col­lec­tif Démo­cra­tie Ouverte a aus­si plan­ché sur un modèle hybride entre RIC et assem­blée citoyenne qu’ils ont bap­ti­sé RIC déli­bé­ra­tif et que je trouve vrai­ment bien !
    Après toute la dif­fi­cul­té est de savoir com­ment on apporte l’in­for­ma­tion aux citoyens pour qu’il puissent faire un choix éclai­ré. La ques­tion de com­ment on sélec­tionne les experts qui vont être audi­tion­nés est cru­ciale. Par exemple faut-il audi­tion­ner des repré­sen­tants d’en­tre­prises et de syn­di­cats ? Doit-on consi­dé­rer les ONG comme des lob­bies ?

    Voi­là où en sont mes réflexions pour le moment… Il y a encore du tra­vail !

  3. Luc dit :

    Mer­ci pour ce billet.

    Je pense que vous avez eu rai­son d’in­ter­pel­ler la conf” au sujet de cet article tech­nique au sujet de la bio­dy­na­mie. Je pense aus­si qu’il est néces­saire de s’as­su­rer que ceux qui optent pour des pra­tiques bio­dy­na­miques se rendent bien compte que celles ci sont ados­sées à un cor­pus de croyances éso­té­riques. En revanche, je ne suis pas d’ac­cord avec vous, lorsque vous sug­gé­rez que pra­ti­quer la bio­dy­na­mie serait un gachi. Si je vous com­prend bien, vous écri­vez que ces pra­tiques repré­sentent une dépense d’éner­gie qui ne se tra­duit pas par un gain de pro­duc­tion donc repré­sentent un gachi.

    Lorsque vous écri­vez cela, je sup­pose que vous ima­gi­nez que cha­cun serait pour­vu d’un réser­voir d’éner­gie fixé et que nous pui­sons de l’éner­gie dans ce réser­voir pour accom­plir nos tâches quo­ti­diennes. Il s’a­gi­rait alors d’op­ti­mi­ser la façon d’u­ti­li­ser ce bud­get d’éner­gie. Je pense autre chose. Pour filer la méta­phore, je dirais que le réser­voir est rem­pli par nos croyances et vidé par nos acti­vi­tés. L’éner­gie employée dans nos acti­vi­tés est donc ren­due dis­po­nible par nos croyances. Nous avons l’éner­gie de faire parce que nous y croyons. Abso­lu­ment rien ne garan­ti que toutes les per­sonnes qui s’en­gagent dans la voie de l’a­gri­cul­ture bio­dy­na­mique auraient eu de toutes façons l’éner­gie de faire de l’a­gri­cul­ture si elle n’a­vait pas été bio­dy­na­mique. Il en va de même pour les néo-ruraux qui s’en­gagent dans l’a­gri­cul­ture per­ma­cole façon Bec Hel­louin. Je pense que pour une bonne par­tie d’entre eux, être agri­cul­teur n’est pen­sable que dans un cadre per­ma­cole.

    En somme, la bio­dy­na­mie ne peut pas être un gachi d’éner­gie pour les agri­cul­teurs qui la pra­tiquent parce que c’est la bio­dy­na­mie qui leur donne en fait l’éner­gie d’être agri­cul­teurs.

    Cet avis est une ten­ta­tive de pas de côté, une autre pers­pec­tive sur l’ac­cep­ta­bi­li­té de ce qui n’est pas ration­nel. Il n’est pas défi­ni­tif et ne peut pas cou­vrir la réa­li­té de tous les pra­ti­quants de la bio­dy­na­mie.

    • Votre remarque est cap­ti­vante. Bon, vous me faites dire ce que je ne dis pas : je ne pense pas que ce soit un « gâchis », mais une vraie perte de temps. De fait oui vous avez rai­son, si c’est cet ima­gi­naire qui fait tenir ces gens, pour­quoi pas. Mais si cet ima­gi­naire on le lorgne de près, et c’est celui de Rudolf Stei­ner, occul­tiste pro­to-nazi raciste, alors je ne suis pas sûr qu’on y trouve une amé­lio­ra­tion glo­bale du bien-être. Il y a des ima­gi­naires plus sou­hai­tables que d’autres, je pense que vous serez d’ac­cord avec ça. C’est un peu comme les gens qui remer­cient Bri­gitte Bar­dot pour les ani­maux, ou Cous­teau : si les ima­gi­naires dedans sont ultra-conser­va­teurs, à la fin, ces ima­gi­naires rat­trapent et ont un impact sur les pra­tiques. Dans l’ab­so­lu je me demande tou­jours pour­quoi l’ho­ri­zon ration­nel, scep­tique, large, cou­plé à de la ten­dresse et de la bien­veillance, n’est pas plus sédui­sant que ces ima­gi­naires que je trouve très sclé­ro­sés.
      J’a­dore votre phrase « le réser­voir est rem­pli par nos croyances et vidé par nos acti­vi­tés ». Je ne sais pas si elle est vraie, mais elle est bien trous­sée
      Ami­ca­le­ment

      • Luc dit :

        Mer­ci de votre réponse, et déso­lé d’a­voir défor­mé vos pro­pos.

        Les quelques pra­ti­quants de la bio­dy­na­mie que je connais ne me semblent pas avoir creu­sé la genèse de l’an­thro­po­so­phie. Ils s’ap­pro­prient la par­tie qui leur plait, celle qui concerne les esprits de la Nature, en igno­rant les aspects nau­séa­bonds. D’un côté je sou­hai­te­rais que cha­cun se ren­seigne en détail sur une idéo­lo­gie avant d’y sous­crire, de l’autre j’ac­cepte qu’on puisse s’ap­pro­prier les bons mor­ceaux et lais­ser de côté les mau­vais. Si on observe l’an­thro­po­so­phie dans son ensemble, il y a les témoi­gnages scan­da­leux autour de la natu­ro­pa­thie et de l’en­doc­tri­ne­ment des enfants et puis il y a Bio­coop, Terres de Liens et, d’a­près Libé­ra­tion, même les AMAP qui me semblent être 3 belles ini­tia­tives ! Je pense que nous avons le droit de faire le tri et de ne pas accep­ter ou reje­ter tout en bloc. La même obser­va­tion vaut pour les autres reli­gions, je pense au catho­li­cisme avec Emmaus par exemple.

        Concer­nant votre inter­ro­ga­tion sur l’ap­pé­tence de cer­tains pour l’oc­cul­tisme, j’i­ma­gine que ça a à voir avec la « com­plé­tude » des sciences occultes face à la com­plexi­té du monde agri­cole. Elles apportent tou­jours une expli­ca­tion à des phé­no­mènes que la vraie science n’est pas tout à fait capable d’ex­pli­quer (ou alors en fai­sant appel à des concepts très avan­cés). Par exemple : la grêle tombe. Par­tout, sauf sur cette par­celle où il n’y a aucun dégât. Pour­quoi ? Bonne chance pour trou­ver une expli­ca­tion ration­nelle, alors qu’a­vec les esprits de la Nature… tout s’ex­plique ! C’est le cas pour la météo et encore plus lors­qu’on observe le vivant. Celui ci est si com­plexe, si sur­pre­nant, et la science tel­le­ment lacu­naire par­fois…

        • Je suis embê­té avec cet argu­ment. Un peu comme si parce que la pitié ou l’a­mour du pro­chain vient du chris­tia­nisme (ce qui pour­rait se dis­cu­ter) alors il faut gar­der le chris­tia­nisme. Non, gar­dons l’a­mour du pro­chain ! Ce à quoi on doit bioc­cop, c’est aux cou­rants coopé­ra­tifs, mutua­listes, etc, et non à l’An­thro­po­so­phie. Si Terre de liens est sou­te­nue par les cou­rants Anthro­po­sophes (ou même si c’é­tait par la Scien­to­lo­gie, ou les Raë­liens) je ne vois pas en quoi il fau­drait gar­der Scien­to et Raël. J’en­tends sou­vent cet argu­ment pour qu’on res­pecte la psy­cha­na­lyse parce qu’on lui doit l’é­coute de la parole du patient. D’une c’est inexact, c’é­tait déjà fait avant. De 2, tout le reste étant pas­sa­ble­ment foi­reux, voire pire, gar­dons la parole, pas la psy­cha­na­lyse. Et si vous van­tez l’u­sage des ima­gi­naires comme dans votre mes­sage pré­cé­dent (moi aus­si) il me semble que ça mérite de regar­der de près ledit ima­gi­naire. De toute façon, chaque fois qu’il y a un rap­port révé­rent à une enti­té supé­rieure, un ordre moral trans­cen­dant etc, le piège se refer­me­ra tôt ou tard (le plus tra­gique exemple, José Bové, qui a finit par décla­rer des trucs bien conser­va­teurs sur la PMA, ou pire Pierre Rabhi, déli­ca­te­ment homo­phobe – et leurs argu­ments sont en lien avec l’é­co­lo-mys­ti­cisme) Voyez ce que je veux dire ?

          • Luc dit :

            Oui je vois 🙂 j’ai du mal m’ex­pri­mer car je ne sug­gé­rai pas d’ac­cueillir à bras ouverts l’an­thro­po­so­phie en entier mais plu­tôt de sépa­rer le bon grain de l’i­vraie dans ce qu’elle a contri­bué. Comme ce que vous dites, je crois.

          • les seuls trucs valables dans ces cou­rants est hélas contre­ba­lan­cé par l’a­po­li­tisme : là où je rêve­rais de paysan·nes révolté·es rejoi­gnant la conf et les ADDEAR, on ne voit que des gens qui s’ins­tallent en per­ma­cul­ture, dans un trip sou­vent égo­tique, per­so et mys­tique, sans valeurs poli­tique fon­da­men­tale. Voyez ce que je veux dire ? J’ai vécu ça de l’in­té­rieur durant une décen­nie, ça avait qqchose de tra­gique

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